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Le pari de la réformation de l’Islam

Religion. À Abu Dhabi, François a soutenu un islam sunnite réformiste. Ce voyage n’est pas une complaisance mais un acte diplomatique majeur : prêcher la charité en terre musulmane, c’est inviter à la conversion des cœurs. Les musulmans peuvent-ils répondre favorablement à cette invitation ?

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Le pari de la réformation de l’Islam

Pope Francis, right, and the Grand Imam of Al Azhar Ahmed Al-Tayeb arrive at the Sheikh Zayed Grand Mosque in Abu Dhabi, United Arab Emirates, Monday, Feb. 4, 2019. Francis travelled to Abu Dhabi to participate in a conference on inter religious dialogue sponsored the Emirates-based Muslim Council of Elders, an initiative that seeks to counter religious fanaticism by promoting a moderate brand of Islam. (AP Photo/Kamran Jebreili)/XKJ109/19035490982888/1902041450

L’événement fera date. En 1219, saint François d’Assise débarquait à Saint-Jean-d’Acre pour y rencontrer à Damiette (Égypte) le sultan Al-Malik-al-Khamîl, chef de guerre mahométan et neveu de Saladin. Porteur d’un message de paix universelle, le poverello y fut reçu avec courtoisie par celui que l’on prenait alors pour le plus sanguinaire des adversaires des croisés. Huit cents ans plus tard, le pape François a atterri, le 3 février 2019, à Abu Dhabi, capitale d’un pays où l’Islam est religion d’État, à quelques encablures de l’Iran chiite et de l’Arabie saoudite salafiste, pour y célébrer une messe en plein air devant plus de cent mille personnes ! L’espoir immense que ce voyage a fait naître auprès des chrétiens d’Orient ne saurait se dissiper de sitôt, non plus que l’enthousiasme provoqué par la déclaration commune qui en est issue, « sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune ».

Rien ne prouve encore que cet accord portera des fruits. Il serait même illusoire de supposer qu’il puisse suffire à régler une bonne fois le problème de la violence religieuse. Mais le pas diplomatique n’en laisse pas moins d’impressionner tous les commentateurs. L’autorité des parties signataires (le pape et le grand imam de l’Université Al-Azhar du Caire, véritable épicentre doctrinal de l’Islam sunnite) comme les dernières phrases de cette charte commune prouvent un engagement qui se veut résolu et suivi d’effets : « L’Église catholique et Al-Azhar, par leur coopération commune, déclarent et promettent de porter ce document aux autorités, aux leaders influents, aux hommes de religion du monde entier, aux organisations régionales et internationales compétentes, aux organisations de la société civile, aux institutions religieuses et aux leaders de la pensée ; et de s’engager à la diffusion des principes de cette Déclaration à tous les niveaux régionaux et internationaux, en préconisant de les traduire en politiques, en décisions, en textes législatifs, en programmes d’étude et matériaux de communication ». Battez, tambours…

Dénonciation commune du matérialisme

Ce rapprochement avec l’Islam, préparé de longue date par des rencontres entre François et Al Tayeb, est assurément une donnée nouvelle dans la géopolitique du Vatican. Il participe d’un rééquilibrage des priorités, qui fait de l’adversaire d’hier un allié de circonstance face à la menace imminente de ce que la charte présente comme une guerre mondiale qui ne dit pas son nom, « une troisième guerre mondiale par morceaux ». L’accord est fondé en effet sur la reconnaissance commune du danger mortel que fait peser sur l’équilibre planétaire la perte massive des repères spirituels et la « détérioration de l’éthique » qui en résulte : « Cette déclaration, partant d’une réflexion profonde sur notre réalité contemporaine, appréciant ses réussites et partageant ses souffrances, ses malheurs et ses calamités, croit fermement que parmi les causes les plus importantes de la crise du monde moderne se trouvent une conscience humaine anesthésiée et l’éloignement des valeurs religieuses, ainsi que la prépondérance de l’individualisme et des philosophies matérialistes qui divinisent l’homme et mettent les valeurs mondaines et matérielles à la place des principes suprêmes transcendants ».

180 000 fidèles, tous immigrés, ont entendu le pape prêcher les Béatitudes : « Heureux les doux, car ils recevront la terre en héritage. »

En elle-même, cette dénonciation des errements de la modernité n’a rien de particulièrement original. La promotion de l’Islam comme un recours potentiel est en revanche une position inédite : « L’Occident pourrait trouver dans la civilisation de l’Orient des remèdes pour certaines de ses maladies spirituelles et religieuses causées par la domination du matérialisme ». Autrement dit, l’Islam, parce qu’il apporte ce supplément d’âme dont manquent cruellement les Occidentaux, serait l’allié objectif de l’Église dans sa lutte multiséculaire contre une modernité égarée, qui a rompu toute amarre avec Dieu. Cette position très accueillante a logiquement de quoi inquiéter ceux qui, au sein des vieilles nations européennes, s’alarment déjà de la présence de l’Islam et cherchent à en ralentir le progrès. Aux yeux de beaucoup, l’Islam demeure un corps étranger, difficilement soluble dans les exigences démocratiques.

Pour faire pièce à cette objection, la déclaration d’Abu Dhabi n’hésite pas à franchir un pas immense, en imputant à l’idéologie matérialiste l’entière responsabilité des violences qui sont commises au nom de Dieu : « Tout cela contribue à répandre un sentiment général de frustration, de solitude et de désespoir, conduisant beaucoup à tomber dans le tourbillon de l’extrémisme athée et agnostique, ou bien dans l’intégrisme religieux, dans l’extrémisme et le fondamentalisme aveugle ». Cette étiologie audacieuse inviterait donc à renvoyer dos-à-dos l’extrémisme athée et l’intégrisme religieux comme s’ils étaient deux aspects d’un même phénomène, deux symptômes complémentaires d’une maladie unique : l’affaiblissement « des valeurs spirituelles et du sens de la responsabilité ». En acceptant de signer la déclaration d’Abu Dhabi, le pape François a donc choisi d’abonder dans le sens de son co-signataire, le grand imam d’Al-Azhar, qui ne se lasse jamais de répéter à qui veut l’entendre que l’Islam est une religion de paix, étrangère à toute forme de violence : « Dieu, le Tout-Puissant, n’a besoin d’être défendu par personne et ne veut pas que son nom soit utilisé pour terroriser les gens », écrivent-ils ensemble.

Faut-il voir dans cette complaisance affichée à l’endroit de l’Islam la marque d’un aveuglement coupable ? En apportant sa caution à pareille interprétation de la violence, François n’a-t-il pas fait de l’Église, au lieu d’un rempart, l’intermédiaire actif d’une religion conquérante à qui il a offert bien inconsidérément la respectabilité qui lui manquait ? Ce grave soupçon n’est pas entièrement dénué de fondement. Mais il repose sur le fantasme d’un Islam parfaitement unifié et doctrinalement dépourvu de la moindre ambiguïté. L’absence d’unité ecclésiale rend précisément impossible qu’il en soit jamais ainsi. En jouant la carte d’un Islam pacifique, François, loin de se montrer naïf, a au contraire pesé significativement sur l’évolution interne de l’Islam. En se donnant pour alter ego le grand imam Al-Tayeb, il a contribué à renforcer politiquement la position de ce dernier au sein du monde sunnite. Le coup diplomatique mérite d’être apprécié à sa juste valeur : le catholique François a osé mettre un pied dans les conflits de gouvernance internes à l’Islam et il a pesé de tout son poids pour favoriser la victoire d’une orthodoxie éloignée du salafisme et, sur bien des points, compatible avec la morale chrétienne !

Les dangers du « droit à la différence »

Au lieu d’opter pour une stratégie de confinement, visant à limiter l’influence de l’Islam, le Saint-Père a fait le pari de sa possible réformation. L’avenir dira s’il a eu raison, mais on ne peut que souhaiter qu’il réussisse. En promouvant une entente de l’Islam qui prêche la justice, la fraternité et même la « charité » (cette vertu théologale citée explicitement dans le texte !), qui défend la liberté religieuse et l’égalité de tous les citoyens, qui s’engage même à « modifier les lois qui empêchent les femmes de jouir pleinement de leurs droits », François n’est pas loin d’accomplir une monumentale œuvre de conversion ! Car sur tous ces points l’Église demeure fidèle à elle-même et n’a rien à céder de ce qui faisait déjà son enseignement. Si ce n’était l’absence du Christ, tout le texte de la charte pourrait aisément passer pour un texte du magistère. L’Église y est chez elle et c’est l’Islam qui vient résolument à sa rencontre. Car tout l’enjeu de cette charte est là : rien de ce qu’elle promet ne choque les attentes d’un catholique. Reste à savoir si elle sera accueillie aussi favorablement par les musulmans. Quoi qu’il en soit, la possibilité d’un tel infléchissement constitue déjà un événement historique.

Il y a lieu de se demander, tout de même, ce qui a permis au pape François d’accomplir pareil exploit. La réponse risque de jeter une grande ombre au tableau. En effet, la conversion que la foi chrétienne n’a jamais pu obtenir de l’Islam, il est plus que probable que l’esprit du temps – porté une mondialisation galopante – l’a obtenue pour elle. De fait, la lecture attentive de la déclaration d’Abu Dhabi impose petit à petit cette conviction que l’étonnante convergence entre l’Islam et le Catholicisme doit tout au mouvement souterrain d’une mondialisation qui a amené progressivement l’un et l’autre à reconnaître les mêmes principes du pluralisme démocratique. L’étrange promotion d’un indifférentisme religieux en est l’exemple le plus frappant. Ni l’Islam ni le Catholicisme ne peuvent en principe accepter de considérer que la liberté religieuse se fonderait sur l’égalité des positions religieuses au regard de l’unique Vérité. Et pourtant, inexplicablement, la déclaration d’Abu Dhabi ose cela : « le pluralisme et les diversités de religion, de couleur de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine, par laquelle Dieu a créé les êtres humains. Cette sagesse divine est l’origine dont découle le droit à la liberté de croyance et à la liberté d’être différents ». Rien, dans ce grossier relativisme culturel, ne rappelle la profonde justification de la liberté religieuse par le concile Vatican II. Par contre, il a tout à voir, dans sa promotion passionnée d’un « droit à la différence », avec les normes éthiques d’un individualisme débridé que la charte se plaît pourtant à dénoncer. L’Islam mondialisé d’Al-Tayeb, qui fut étudiant à la Sorbonne, se rapproche donc de façon troublante de l’Église mondialisée du pape François… peut-être est-ce simplement parce que l’un et l’autre sont tout simplement imprégnés des dogmes internationaux de l’orthodoxie libérale.

Par Damien Clerget-Gurnaud

 

 

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