Les éditions Fayard ont publié le 15 janvier un ouvrage co-signé du cardinal Sarah, préfet de la congrégation pour le culte divin, et de Benoît XVI, portant sur le sacerdoce catholique, en particulier sur la position traditionnelle et fort ancienne du célibat des prêtres. La parution de Des profondeurs de nos cœurs fut précédée et suivie d’une intense polémique cacophonique très significative de l’état actuel du catholicisme. Il faudrait écrire sur le phénomène des polémiques en série possédant nos sociétés qui ont exclu le débat mais l’objet de ces lignes est de revenir, plus calmement, sur le trouble causé par le dit livre et d’en dégager quelque chose qui puisse nous être, Dieu aidant, profitable.
À dire vrai, je voulais rester muet sur le sujet. De prime abord, en effet, la chose m’est apparue comme une opposition franche, presque caricaturale, entre le pape Benoît XVI et le pape François, et, dans ce cas, il vaut mieux, si l’on veut rester loyal, se taire. Sans doute un récent visionnage du film Netflix Les deux papes (voir la critique sur le site politiquemagazine.fr) m’avait préparé à une telle interprétation hâtive. Avec le recul, cependant, et l’agitation passée, les choses m’apparaissent plus complexes. Attachons-nous aux faits.
Une position de combat
Le livre est une défense forte du sacerdoce catholique et du célibat sacerdotal : c’est une chose absolument certaine. Il paraît dans un contexte où le sacerdoce catholique perd en profondeur, en quantité, en qualité, et où le célibat est remis en question, de plusieurs façons et pour diverses raisons, ici par le synode sur l’Amazonie, là par le synode allemand : c’est tout aussi réel ! La position Sarah-Benoît XVI est donc une position de combat, de réaffirmation de la doctrine classique par des personnes qui, de par leurs fonctions actuelles ou passées, sont dépositaires d’une autorité.
Dans ce contexte, l’annonce de la parution du livre a produit un tohu-bohu aussi bien dans le camp traditionnaliste, s’enthousiasmant de voir Benoît XVI sortir du silence, que dans le camp progressiste (et franciscanien), voyant dans cette prise de parole une violation du silence qui serait obligatoire et une attaque contre François. Certains s’essaient à éteindre l’incendie en prétendant que Benoît XVI et François partagent la même vision : c’est la thèse d’une mouvance conciliariste. Or cette harmonie n’existe pas. On sait que François, classique sur le sacerdoce, admet néanmoins des exceptions au célibat, notamment pour l’Amazonie. Donc, rigoureusement, ce n’est pas la même vision.
Tandis qu’on concilie, des journalistes s’en prennent au cardinal Sarah, l’accusant de mentir, de se rebeller contre le pape François et d’avoir fait pression sur Benoît XVI pour une contribution à la rédaction d’un texte qu’il ne savait pas devoir être un livre. Le cardinal Sarah prouve, documents à l’appui, que Benoît XVI savait parfaitement de quoi il s’agissait et que sa participation était libre de toute contrainte. Le 17 janvier, sur les réseaux sociaux, le cardinal Sarah dit avoir rencontré Benoît XVI au sujet des accusations mensongères : il n’y a aucun malentendu entre lui et le pape émérite et le livre a été écrit « en esprit filial » à François.
Le mystère de l’auctorialité bénédictine
En pleine tempête médiatique, Mgr Georg Gänswein, préfet de la maison pontificale – donc proche du pape François – et secrétaire du pape Benoît XVI, a réagi deux fois, les 14 et 17 janvier. Une première fois pour demander, au nom du pape émérite, au cardinal Sarah et à Fayard que Benoît XVI n’apparaisse plus comme co-auteur de l’ouvrage, pour les éditions futures, et que ni l’introduction ni la conclusion ne soient signées de lui. Il a expliqué en outre que le texte du pape Benoît XVI, utilisé dans le livre, avait été rédigé il y a des mois, donc bien avant le synode (il faut comprendre donc que ce texte sur le célibat n’est pas une attaque contre les décisions du synode et encore moins contre le pape François mais qu’il s’agit tout au plus d’une espèce de contribution au débat sur la question et un conseil apporté au pape). Le 17 janvier, dans le Tagespost, Mgr Georg Gänswein apporte d’autres précisions. Le pape Benoît XVI n’a subi aucune pression (Mgr Sarah dit donc vrai) et bien que 42 pages du livre soient totalement de la main de Benoît XVI, celui-ci n’est pas co-auteur car aucun contrat n’a été signé entre lui et la maison d’édition. De plus, il n’a pas participé à la rédaction de l’introduction et de la conclusion ; en revanche, il les a approuvées et les prochaines éditions le stipuleront. Enfin, s’il savait bien que le texte final prendrait la forme d’un livre (Mgr Sarah disait vrai aussi), aucun projet de livre ni de couverture n’avaient été approuvé.
En précisant que Benoît XVI est Joseph Ratzinger, l’éditeur italien apporte une précision cocasse et mystérieuse à la genèse de l’ouvrage.
Pour résumer : Benoît XVI écrit un texte de 42 pages sachant qu’il le fait pour un livre, approuve expressément une introduction et une conclusion pour le dit livre, mais il n’est pas co-auteur du livre ! Soit. Il sait que le livre traite du célibat sacerdotal et nous pouvons estimer qu’il est tout de même un peu au courant du contexte général, comme n’importe qui du reste, et bien que ce texte aurait été écrit bien avant le synode (la contribution de Benoît XVI fut reçue pendant le synode, le 12 octobre 2019), il était au fait des questions débattues. Sachant tout cela, son texte ne serait qu’une participation libre et sans pression au débat ou, mieux, un éclairage sous forme de conseil donné au pape François ; un pape François qui, silencieux durant l’affaire, justement, rédige pendant ce temps l’Exhortation apostolique conclusive du synode. Evidemment, la synchronie sera sans doute fortuite et il ne faudra rien y voir de plus qu’un heureux, ou malheureux, hasard. Bref !
Il faut retenir que Mgr Sarah a toujours dit la vérité et que sa probité est au-delà de tout soupçon. En revanche, l’attaque contre lui montre que désormais qui proclame la doctrine classique est supposé s’opposer, ipso facto, au pape François. Cela devient un réflexe ; c’est étrange mais c’est ainsi, hélas !
Cette affaire met en lumière d’une part la position plus que délicate de Benoît XVI et d’autre part la situation ecclésiale inconfortable de la présence de « deux papes ». En tout état de cause, du côté du pape émérite, ou plutôt de Mgr Gänswein qui occupe une position inconfortable de médiateur, on a « rétropédalé » diplomatiquement, s’évertuant à dire les choses sans vraiment les dire. Au-delà de l’aspect factuel et, salva reverentia, ubuesque de l’affaire, des questions délicates se posent : un pape émérite peut-il parler ou doit-il se taire à jamais ? S’il parle que vaut sa parole ? Est-ce celle d’un simple évêque ? Celle d’un pape ? Autre chose ? Quoi qu’on dise, cette situation canonique est inédite et n’est pas vraiment prévue par le Droit ni théologiquement pourvue, et pour cause. On ne peut que penser par analogie. Avant d’y revenir, en conclusion, faisons un petit détour par cette question du célibat.
Progressisme assoupi
La question du célibat sacerdotal est régulièrement agitée depuis l’après-concile et, jusqu’ici, les papes ont réaffirmé la position traditionnelle insistant sur la convenance de cette discipline. Elle a beaucoup en sa faveur mais une faiblesse : elle n’est que peu établie par arguments théologiques définitifs. À chaque fois ce sont des raisons de type pastoral qui viennent relancer le débat et l’entraîner sur le terrain théologique. C’est ce qui se passe depuis la préparation du synode sur l’Amazonie où, pour des causes pastorales et culturelles, a été evoquée la possibilité d’ordonner des hommes mariés. Cette mesure est décrite, et par le pape François lui-même, comme une dérogation exceptionnelle à la règle du célibat. Mais à l’heure où le synode allemand veut aller plus loin encore que François, personne, et certainement pas les milieux conservateurs, ne croit au caractère exceptionnel de cette option. C’est sans doute pour cela que le livre du cardinal Sarah et de Benoît XVI – ici en éminence blanche – sort au même moment et réaffirme le bien-fondé de la position traditionnelle. Rappelons, en passant, que personne n’est contraint ni au sacerdoce, ni au célibat. Tout candidat, dans l’état actuel des choses, s’engage librement au célibat en pleine conscience et connaissance de cause. Il sait, ou est censé savoir, en outre, que ce célibat implique la continence parfaite : plus que l’absence de conjointe, il s’agit de don de soi, dans la chasteté, au service du corps mystique du Christ dans la portion du peuple de Dieu qui lui est confiée.
Le livre de James Martin, sj, paru en 2017 et qui n’a appelé aucun commentaire particulier de la part du Vatican.
Dans un contexte aussi tendu, Des profondeurs de nos cœurs est apparu, avec regret ou avec joie, comme un poignard planté dans le dos du pape en exercice. Un dos dont la largeur cache un pan entier d’un progressisme que l’on croyait mort depuis Jean-Paul II mais qui, assoupi, attendait son heure. Concluons. Il y a deux papes. Un émérite, un en exercice, seul légitime au regard du droit et de la théologie. Après sa renonciation, Benoît XVI est resté au Vatican et, avec l’accord de François, semblerait-il, sort de son silence de temps à autres. Si le droit canon prévoit la renonciation d’un pape, il ne dit pas grand chose sur son statut futur. Que vaut alors la parole d’un pape émérite ? Rien, ni les textes ni l’histoire, ne permet de le dire avec certitude et, s’il répugne au sentiment catholique de vivre cette situation, nous sommes contraints à la vivre avec les tensions qu’elle provoque. Certes il ne s’agit pas de schisme puisque clairement il n’y a qu’un pape régnant. Et si certains aiment à penser que Benoît XVI est encore un légitime représentant du charisme pétrinien, tandis que d’autres, apparemment contre la volonté de François, veulent l’obliger au silence dès lors qu’il a librement renoncé à sa charge, le droit et la théologie sont clairs : il n’y a, de jure, qu’un pape. Si Benoît XVI n’est pas pape, qu’est-il ? Il est quelque chose qui n’est pas prévu par le droit, quelque chose d’inédit, ni un simple évêque émérite, ni un pape de l’ombre.
Respect et éclaircissements
Mgr Léonard, le 17 janvier, sur le site de L’Homme Nouveau, dans un texte intitulé « L’appel de Mgr Léonard à ses frères évêques : rejoindre la supplique du cardinal Sarah approuvée par Benoît XVI », disait : « En tant qu’archevêque émérite de Malines-Bruxelles, je m’abstiens de toute interférence dans le gouvernement des diocèses dont je fus le pasteur, Namur et Bruxelles. Mais je demeure évêque et peux, à ce titre, exprimer des convictions doctrinales ou pastorales, même si elles divergent éventuellement de l’une ou l’autre position de mes anciens collègues de travail. » Par analogie, la même chose peut être dite, mutatis mutandis, à propos de Benoît XVI : « Même si la chose est inédite et d’un impact infiniment supérieur, un pape émérite, Benoît XVI en l’occurrence, peut semblablement collaborer légitimement à un livre projeté par un cardinal et, en concertation avec lui, émettre ses convictions théologiques et pastorales, sans manquer à son devoir de réserve. Il ne s’y exprime forcément plus en tant que successeur de Pierre et sa prise de position n’a pas d’autorité magistérielle. Mais sa parole est néanmoins d’un très grand poids. » Un bémol : la parole de Benoît XVI revêt une autorité magistérielle, celle d’un évêque, qui fut pape, ce qui lui donne une autorité morale incontestable.
L’affaire met en lumière des tensions de plus en plus fortes et puisqu’il est difficile de débattre sur une question telle que le célibat ecclésiastique, le livre est ce qu’il est : une supplique, au seul pape régnant, exprimée par deux voix ayant autorité. Mgr Léonard résume la chose on ne peut mieux : « La supplique exprimée dans le livre en question est donc d’une urgente actualité et parfaitement légitime. Jamais il ne faut “attaquer” le Pape. Il faut, au contraire, toujours respecter sa personne et sa mission. Mais il s’impose parfois et il est toujours permis de le “supplier” et de lui demander des “éclaircissements”. Ce que nous faisons. »
Illustration : Dans la fiction, le cardinal Bergoglio prêche la tolérance. Les chiens de garde du progressisme n’en témoignent pas vis-à-vis des autres cardinaux.