Dès l’origine, cela dit, tout disposait à l’oubli à commencer par la nature profonde de l’affaire, qui ne concerne pas tant des abus, perçus de façon contemporaine, qu’une déviance mystique ; une fois sorti du contexte de l’époque (la fameuse contextualisation cavalienne), une fois relativisée la prégnance des personnages principaux, il ne reste plus grand chose sinon les turpitudes d’un groupe d’illuminés comme il y en eut tant et dont l’histoire ne garde qu’un souvenir flou. Par l’époque, ensuite : né dans les années de guerre, jugé dans les années 50, le cas Philippe appartient à un âge de troubles sociaux et ecclésiaux que le concile aura fait oublier. Enfin par le secret scellant toute l’histoire, à tous les stades de son développement, procès et sanction compris : les juges des frères Philippe étaient de la même tendance théologique que lui et avaient tout intérêt à ce que cette affaire retombe vite. Chez les Dominicains, dans un contexte doctrinal tendu, une espèce de refoulement opéra ; car si l’oubli était dans l’œuf, les supérieurs du Père Thomas Philippe et les ordinaires concernés étaient bien au courant de la condamnation et des détails.
Le Père Thomas Philippe, de son côté, n’a jamais cessé, jusqu’à sa mort, de renouveler des suppliques pour sa réhabilitation qui n’eut jamais lieu de façon pleine et entière. Après le concile Vatican II, c’est tout le dispositif pénal de l’Église qui a été revu, et les premières autorisations d’exercer le ministère arrivent pour Thomas Philippe en 1964 (en 1963, le même demandait pourtant sa réduction à l’état laïc). À partir de cette date, l’oubli est total du côté des évêques en ce qui concerne Thomas Philippe qui vivra désormais, de plus en plus, dans l’ombre de Jean Vanier et éclipsé par son frère, Marie-Dominique Philippe, dont l’oubli de la sanction le concernant est plus grand encore.
Aussi les révélations des années #MeToo et Sauvé font l’effet d’un volcan, accusant des personnes (Jean Vanier et le Père Marie-Dominique Philippe) déjà en position de canonisation ; c’est à cette occasion que l’on redécouvre la figure oubliée de Thomas Philippe. L’affaire Philippe, révélée, a été inscrite, parfois aux forceps, dans une typologie contemporaine.
Celle par qui la faute est arrivée
Car l’affaire Philippe est essentiellement une affaire de déviance spirituelle et mystique, déviance pas du tout inouïe dans l’histoire de l’Église (il y a peu un prêtre d’un diocèse du sud a été suspendu pour s’être marié – on imagine que le mariage sera consommé, s’il ne l’a pas été préalablement – avec une femme qui se prétendait l’incarnation du Saint-Esprit…). C’est en vain, pourtant, que l’on trouvera dans le rapport Cavalin un exposé clair de cette théorie mystique déviante. Il faut se contenter de quelques hypothèses, d’indices livrés de façon éparse dans les 700 pages.
La doctrine cachée de Thomas Philippe lui aurait été inculquée par son oncle, le Père Thomas Dehau, qui l’aurait, peut-être, reçue d’Hélène Claeys ou élaborée avec elle. L’espèce de béguine gantoise a connu Thomas Dehau en 1905 ; il devient son directeur de conscience et ce lien n’a jamais plus cessé. Thomas Dehau va introduire son neveu dans sa relation avec la mystique belge qui jouera un rôle important, bien que caché, dans la genèse de l’Eau Vive, voulue par Dieu et « participation à une œuvre de sauvetage de la Province de France, et même de l’Église. » Entre le trio s’est établi une relation d’ordre mystique, secrète, à la nature imprécise mais se signalant cependant par un fort accent marial et le thème exacerbé de l’enfance spirituelle. On ne peut affirmer avec certitude que les relations spirituelles entre Thomas Dehau et Hélène Claeys ou entre celle-ci et Thomas Philippe comportaient un aspect sexuel. Toujours est-il qu’Hélène Claeys apparaît, dans une histoire impliquant beaucoup de femmes, comme celle par qui la faute est arrivée.
Il semble établi que la clef de voûte de la doctrine est une mariologie problématique. Cependant Tangi Cavalin signale, plusieurs fois, des témoignages –celui de Paul Philippe entre autres – insistant sur l’orthodoxie de Thomas Philippe. Cavalin n’adhère pas facilement à la thèse de Paul Philippe postulant l’existence d’une doctrine triple suivant le public auquel s’adressait le Père Thomas ; seul le petit cercle des initiés avait droit à la fleur de la doctrine, cachée pour les autres. Pour Cavalin, « il existe une relation entre les écrits et les enseignements de Thomas Philippe d’une stricte orthodoxie thomiste et ses pratiques […] lorsqu’il en vient à convaincre ses initiées de traduire, avec lui, dans des gestes impliquant les organes génitaux, un discours à vocation mystique. » On voit mal comment « une stricte orthodoxie thomiste » peut conduire, sans des détours très peu thomistes, à de tels gestes ; à moins qu’on ne suspecte « la stricte orthodoxie » de conduire d’elle-même, par manque d’ouverture, aux pires déviances. Le biais herméneutique, purement gratuit, est exposé sans détour, il consiste à dire qu’il existe une relation entre sa « stricte orthodoxie » et « ses pratiques » érotiques visant à « traduire […] un discours mystique ». Or la seule relation qu’il pourrait y avoir entre l’une et les autres n’est que l’individu Thomas Philippe et son clivage.
Une érotomanie spirituelle
Cavalin n’en poursuit pas moins sa lecture des enseignements de Thomas Philippe selon le mode de la transposition qui obligerait le Père à « transposer sur le plan de l’excellence religieuse ses pulsions sexuelles pour les assouvir légitimement ». On dépasse ici le travail strict de l’historien pour s’engager sur le terrain délicat de l’interprétation psychologique. L’auteur cherche donc dans la prédication publique à des Dominicaines, et plus encore dans la correspondance avec un carmélite belge – « mieux à même de mettre en lumière ce double langage, de révéler […] la vérité de ses enseignements » –, les traces cachées d’une subversion et des indices d’une érotomanie spirituelle. Dans toute cette partie du rapport, l’on ne trouve que des choses très habituelles dans le domaine de la spiritualité et qui, sans une interprétation parfois outrée, ne sauraient constituer des pièces à conviction indubitables.
Quelle était donc cette doctrine secrète et bien gardée dont la prédication publique ne garde aucune trace manifeste? De notoriété publique Thomas Philippe était un prêtre marial et, si on l’en croit, la Vierge lui aurait communiqué un secret, son secret. On trouve ici quelque chose qui pourrait, au moins dans les termes, évoquer saint Louis-Marie Grignon de Montfort, mais tout s’en écarte. Dans la partie consacrée aux échanges avec la carmélite belge, Cavalin parle d’une doctrine « faisant de Marie la mère et l’épouse de Jésus, prédilection pour les “tout-petits” et les pauvres – surtout d’esprit – ainsi que de la petitesse spirituelle et l’abandon comme voies privilégiées d’accès à l’amour chrétien, mystique du cœur de Jésus, de la vie cachée de Jésus et de Marie avec lui. » Dit ainsi, il est difficile d’y voir explicitement un programme érotico-mystique ; du reste, Cavalin lui-même déclare plus loin : « on peinerait beaucoup à trouver dans cette spiritualité, du moins prise dans ses aspects les plus généraux, matière à hérésie, et l’Église ne l’a pas fait. » Mais cela n’arrête pas Tangi Cavalin qui met en place « un autre procédé de lecture, cohérent avec les révélations sur son passé le plus intime », consistant « à repérer les sous-entendus sexuels dans les mots employés. » Ce procédé conduit Cavalin à postuler que Thomas Philippe a eu des relations sexuelles avec ladite carmélite, sur le modèle sponsal et marial de sa doctrine, affirmation qui n’est assise sur rien de factuel sinon une interprétation « soupçonneuse » de lettres perçues comme « un acte de mise en forme des pulsions ». Par ailleurs, l’idée que Marie aurait été de façon mystique l’épouse de son fils, n’est pas franchement une idée de Thomas Philippe, ni d’Hélène Claeys, même si celle-ci a pu en être un agent de propagation. La thèse est audacieuse, sans doute, et sa justification, sophistiquée (si le Christ est l’époux des âmes, puisque Marie a une âme, Jésus est donc son époux ; elle qui de plus serait le modèle des vierges consacrées, épouses du Christ), et peut conduire, de fait, à des conclusions plus qu’imprudentes. Comment le Père Philippe l’interprétait-il ? Là-dessus nous en sommes, encore une fois, réduits à des conjectures. Lors du procès, un témoignage anonyme recueilli par le Père Guérard des Lauriers rapporte que « le Père [Thomas Philippe] avait conçu toute une mystique de l’Assomption. Après l’Ascension et l’Assomption, les corps de N.S. et de la Ste Vierge se compénétraient, par une union sexuelle. L’acte de boire le semen du Père conférait la virginité […]. Nous vivions déjà avec le Père et entre nous ce que nous vivrons dans la cité céleste… » Si on en croit donc ce témoignage, les épousailles de la Mère et du Fils, bien qu’avec un corps glorieux, étaient donc supposées être des plus réelles, mimées et rendues présentes entre le Père Philippe et ses affidées. S’agit-il d’une gnose ? Au sens strict, non ; on ne peut parler de gnose que par analogie au courant ancien qui promouvait, parfois, le secret et toujours une initiation plus restreinte que celle, publique, de la grande Église. La déviance mystique du Père Thomas et de ses disciples est davantage un avatar marial du quiétisme, doctrine condamnée, qui insiste plus sur l’union subjective à Dieu, par le pur amour, que sur la pratique des vertus morales et des sacrements. Le quiétisme à force d’insister sur le pur amour et la neutralité des actes moraux glisse insidieusement vers la licence.
Un errement mystique ayant partie prenante avec la pathologie
Si l’on veut bien extraire l’affaire Philippe du contexte contemporain, qui contribue à la rendre inutilement confuse, elle révèle, une nouvelle fois, la difficulté du discours mystique : trouver une ligne d’équilibre avec des mots ne pouvant être que des balanciers. La mystique catholique avec son génie propre, fondé sur l’Incarnation, accentue le paradoxe chrétien lui-même. Ce paradoxe peut se résumer en un équilibre des contraires, en un rapport dynamique subtil, en une analogie qui, par exemple, voit dans la matière un reflet, une image, du spirituel, et dans le spirituel, une assomption de la matière. Aussi la mystique, par nature, la chrétienne, par essence, est marquée par l’équivocité. L’équivocité n’est pas, d’abord, l’ambiguïté mais la caractéristique de ce qui peut être entendu, lu, à différents niveaux et qui offre plus d’une possibilité de compréhension.
Mais qui dit équivocité dit possibilité de se tromper ou de tromper. L’on peut tromper volontairement, tromper ou se tromper involontairement. Dans le premier cas, il s’agit d’une imposture, d’une fraude ; dans le second, il peut s’agit d’une simulation, d’un errement mystique ayant partie prenante avec la pathologie quelle qu’en soit la nature, sans oublier la possibilité d’une cause préternaturelle.
Fonctionnant, par nature, avec un langage analogique, la mystique présente plus d’une occasion d’errer, que ce soit de bonne foi ou par calcul, engageant ou non la responsabilité. Aussi ce qu’il convient d’interroger, au terme de cette longue analyse du cas des frères Philippe, outre le fait du culte de la personnalité, est un certain discours théologique et spirituel. La spiritualité catholique est non seulement prise dans l’équivocité du discours mystique mais donne une large part à l’image, sous toutes ses formes. Fortement imaginale, elle est rendue sensible aux excès de l’image, d’une part, et du discours imaginaire, d’autre part. Ce qui peut, à la limite, être tolérable du côté de l’image peut ne plus l’être du strict point de vue du discours et du discours théologique ou moral en particulier. Or la source de la morale catholique n’est pas la mystique ni la spiritualité mais la raison théologique. C’est cette dernière qui règle la mystique comme un saint Jean de la Croix en donne la sublime preuve. Des expressions comme « Marie, nouvelle Éve » ou « Marie, épouse du Saint-Esprit » ou « la Trinité, famille de Dieu », et d’autres encore, ne vont pas sans quelques ambiguïtés pouvant donner naissance, au mieux à des délires de nature de ceux d’une Marie-Paule Giguère, au pire à des doctrines mystico-érotiques débouchant sur des abus, ceux-ci confortant celles-là. L’affaire Philippe devrait nous encourager à être vigilants sur notre affectivité spirituelle et sur les “théologies” pour la dire ou la justifier.
Illustration : Presque deux mille pages pour comprendre, expliquer, s’excuser et demander pardon, par les Dominicains, L’Arche et les Frères de Saint-Jean. Mais la vérité théologique est-elle uniquement dans la sidération, légitime, et le pardon, nécessaire, sans examen réel des théories fautives en elles-mêmes en dehors des arrière-pensées progressistes ?