Il est préférable de revenir sur un sujet le recul pris et les choses pesées. Plus encore quand il s’agit de sujets complexes, comme dans le cas de la fameuse affaire Philippe. Politique Magazine va publier trois articles, donc, consacrés à l’“affaire” elle-même mais plus encore à son traitement par le rapport de Tangi Cavalin. Il ne sera donc pas question du rapport, parallèle, demandé par l’Arche, davantage centré sur la personne de Jean Vanier. Les deux rapports ont en commun de traiter des ramifications des mêmes faits, impliquant les mêmes personnes à différentes époques ; une histoire présentant de multiples épisodes et de nombreuses facettes et, pour une bonne part, enveloppée d’un flou que l’on pourrait qualifier, cyniquement, de mystique.
Dans la dynamique du rapport Sauvé
Paru en janvier 2023, le rapport Cavalin est le fruit d’une demande expresse, par lettre de mission, du Père Nicolas Tixier, o.p., provincial de France de « constituer une commission “chargée de faire toute la lumière sur ce que l’on appelle l’affaire Thomas Philippe pour notamment permettre de préciser le rôle de l’institution dominicaine dans le traitement de cette affaire depuis l’origine.” » Comme l’écrit l’auteur, « le travail a été mené en toute indépendance, conformément aux conditions fixées initialement selon les perspectives disciplinaires propres aux sciences historiques ». Donc, la commission seule a défini tout ce qui avait trait à cette recherche sans jamais se voir contrôlée ou chapeautée par les instances dominicaines, n’intervenant jamais à aucun titre, si ce n’est, au final, lors de l’édition au Cerf. Aussi, les propos, idées, méthodes et plis cognitifs, dont témoigne le document, sont de la seule autorité de la commission Cavalin, la province dominicaine de France se dégageant – on a envie de dire, une fois encore – de toute responsabilité dans la teneur des propos.
À l’instar du rapport Sauvé et de ce qui concerne la CEF, la totale indépendance donnée au rapporteur est un signe voulu et manifeste d’une probité affichée – affectée ? – des instances cléricales mais aussi de leur naïveté. En effet, comment s’en remettre totalement et presque imprudemment à des instances strictement profanes quand il s’agit de se pencher sur des affaires touchant, d’une façon ou d’une autre, à la théologie au sens large ? Comment croire que la science historique, malgré son mérite, puisse être seule légitime pour apprécier une ou des affaires ? La même chose peut être dite de la sociologie, de la psychologie, etc. Toutes ces approches sont bénéfiques, mais, en l’espèce, ne suffisent pas.
Le travail de Tangi Cavalin s’inscrit, qu’on le veuille ou non, pour des raisons tenant d’une part de l’actualité et, d’autre part, du mimétisme de traitement, dans la dynamique générale qui a vu paraître le rapport Sauvé. Cette dynamique est caractérisée par un bouquet d’attitudes variées : la volonté, de la part des cadres cléricaux, ici la Province dominicaine de France et peut-être l’Ordre de Prêcheurs plus généralement, de balayer devant leur porte, de laver plus blanc que blanc, de faire la vérité, du souci des victimes (compassion, réparation, etc.), mais aussi de prévenir – illusoirement ? – ce genre de faits.
Le rapport Cavalin, plus encore que celui de Sauvé, d’une autre manière en tout cas, manifeste la volonté de comprendre et d’expliquer une histoire difficile et par beaucoup d’aspects confuse. Pour faire simple, au risque d’être un peu caricatural, mais non sans vérité, le rapport Sauvé explique presque tout par le cléricalisme, alors que Tangi Cavalin, soucieux de « contextualisation », est plus nuancé, plus complexe, parfois jusqu’à l’inextricable, mais jamais n’invoque le cléricalisme comme tel. En revanche, ses explications d’historien, nous le verrons, sont sociologiques, psychologiques et théologiques.
Le rapport est centré sur Thomas Philippe. Marie-Dominique Philippe apparaît de façon secondaire, toujours considéré dans le lien à son frère (c’est aussi le cas pour le procès du Saint-Office, il y a 70 ans, où Marie-Dominique n’a jamais été convaincu d’actes de la même nature que ceux de Thomas). Il y est question de Jean Vanier de façon accessoire aussi, ainsi que de Cécile Philippe, sœur de l’incriminé, et de Thomas Dehau qui, selon ce qu’en dit T. Cavalin, aurait joué, dans la genèse de toute cette histoire, un rôle considérable sur lequel je reviendrai dans un prochain article.
Dans cette affaire, comme finalement dans toute affaire, il y a les faits dûment avérés, les faits douteux à des degrés divers et puis les interprétations des uns et des autres. Si Tangi Cavalin, historien, fait œuvre d’historien dans son rapport, cependant, une partie non négligeable de la matière qu’il livre, et de ce qu’il dévoile de ses intentions, dépasse le strict travail de l’historien et l’établissement des faits. On a souvent l’impression fâcheuse que les frasques de Thomas Philippe sont l’occasion de régler les comptes de la famille bourgeoise, du conservatisme théologique et ecclésial, et de blanchir la province dominicaine de France.
Les faits et les suppositions
En matière de faits, alors que le livre s’ouvre par le portrait de certaines des « victimes », ce n’est qu’à partir de la page 439 qu’est exposé de façon détaillée, sous le titre « Le Saint-Office contre l’Ordre des Dominicains », ce que l’on reproche à Thomas Philippe et les suites données. En voici les étapes : en mars 1952, Madeleine Guéroult apprend au Père A.-M. Avril, provincial de France, les faits graves commis par le P. Philippe sur sa personne ; Madeleine Brunet fera de même un peu plus tard. Le P. Avril avertit, le même mois, Manuel Suarez, Maître de l’Ordre, qui nomme aussitôt un visiteur. Celui-ci confirme « les inquiétudes » du P. Avril. Au mois de mai, Suarez porte l’affaire devant le Saint-Office. Le P. Thomas avoue, avant de se rétracter plus tard, « de manière spontanée qu’il a fait “les petites choses” et les “grandes choses” mais uniquement avec les deux dénonciatrices. » Dès 1952, des mesures sont prises contre le P. Thomas : assignation à résidence et interdiction de confesser et de diriger des femmes. Cependant le dossier piétine jusqu’à la nomination comme commissaire du dicastère, en mai 1955, de Paul Philippe, dominicain lui-aussi. En novembre 1955, une nouvelle déposition relance l’affaire : le P. Guérard des Lauriers, professeur au Saulchoir et un temps ardent défenseur de Thomas Philippe et de son œuvre de l’Eau Vive, communique au Saint-Office des faits d’une extrême gravité. Il tient en effet d’un témoin (appelé T3 par les archives du Saint-Office et par Cavalin), ancienne novice dominicaine, des détails sur les séances de « prières » sexuelles en groupe, sur la spiritualité les justifiant et surtout sur un « avortement » ayant eu lieu autour des années 1948. Dès le mois suivant, Paul Philippe se rend en France et y reste pour enquêter jusqu’en février 1956, notamment auprès de divers couvents féminins, où des mesures d’éloignement de personnes avaient déjà été prises. L’issue de cette enquête est une condamnation en bonne et due forme par le Saint-Office : Thomas Philippe signe la sentence de son « procès » le condamnant à la déposition et émet l’abjuration requise. Inutile de dire que l’ensemble de la procédure jusqu’au verdict est entouré du secret propre au Saint-Office ; ceci étant, plus d’une personne sont parfaitement au courant et des faits et de l’issue du procès.
Il est donc avéré que le P. Thomas Philippe s’est rendu coupable d’actes graves contraires à son état religieux, et de fausse mystique. En dehors de ces faits parfaitement identifiables et documentés, les autres détails et circonstances liés à l’affaire restent flous et parfois peu étayés. Cette difficulté de l’affaire se reflète dans les difficultés d’un rapport quelque peu sophistiqué. Pour occuper les 700 pages du rapport, Cavalin tente dans premier temps de comprendre comment Thomas Philippe a pu en arriver là. Cette démarche, à rebours, est appelée « contextualisation » et demande que soient examinés, longuement, deux lieux de « socialisation » de Thomas Philippe : sa famille naturelle et sa province dominicaine. Évidemment, à ce stade, la méthode devient plus interprétative, voire proche du procès d’intention : contextualisation et socialisation permettent à Cavalin de se transformer en sociologue, psychologue souvent, quelques fois en théologien et parfois même en spécialiste de la mystique. Si cette partie importante – par le nombre de pages – n’est pas sans intérêt, elle est bien souvent, sans rapport direct avec l’affaire et frise, plus d’une fois, le jugement de valeur.
Opinion profane et opinion catholique
Au final, on est tout de même surpris par l’espace nécessaire pour raconter une « affaire » assez simple à comprendre – pour ce qui peut être compris ; ou alors si entourée de secrets (ceux du P. Philippe, ceux de l’Eau-Vive, ceux du Saint-Office, ceux de l’Ordre des Prêcheurs) qu’il est vain de vouloir tirer quelque chose de précis de ce « nuage d’inconnaissance ». À n’en pas douter, le volume des pages est dû au contexte actuel où a lieu cette révélation, donnant à ce dossier un relief différent de ce qu’il aurait eu sinon. En effet, l’affaire Philippe, et sans doute l’affaire Vanier, n’ont rien à voir avec une simple histoire d’abus, avec les prédateurs aux dents longues d’un côté et les victimes, totalement innocentes, de l’autre. On applique – la prégnance de l’actualité est telle – sur ces affaire le prisme de l’abus clérical, voire patriarcal, alors même qu’il est avéré que certaines « victimes » ont été consentantes et reconsentantes, et que certaines ont été abuseuses. Le schéma, désormais classique, de l’abuseur et de la proie, ne fonctionne pas parfaitement ici et présenter les agissements de Thomas Philippe sous le mode de la prédation est une vision déformée de l’histoire. Le terme de « prédateur », utilisé ici ou là par Cavalin, outre son sensationnalisme suppose, d’une part, une volonté claire de « se faire » une proie et de faire du mal, et, d’autre part, la conscience claire du mal que l’on fait. Faut-il rappeler – en aucun cas pour innocenter Thomas Philippe – qu’aucune violence physique n’a jamais été exercée par lui ? S’il faut parler d’abus, c’est d’abord, et peut-être est-ce le plus grand, de celui de la foi, parfois candide, de celles – de ceux ? – qu’il élisait pour une initiation. Il semblerait que toutes les « victimes » aient ressenti pour Thomas Philippe un fort attrait à une invincible séduction ; trait qui ne manque pas d’être étonnant. Évidemment, ne soyons pas dupes, le caractère sexuel de toute cette histoire est ce qui l’épice aux yeux de l’opinion. Il faut ici en distinguer deux : la profane et la catholique, la seconde n’étant pas antinomique de la première par ailleurs. L’opinion profane ne voit la chose que selon le schéma signalé plus haut : abuseur/victime. L’aspect moral, et plus précisément celui de morale sexuelle, ne l’interpelle que parce qu’elle présume d’une contrainte et du non-consentement ; pour le reste, avec consentement ad hoc, cette opinion ne verrait sans doute aucun problème aux ébats mystiques du P. Philippe. Pour ce qui est de l’opinion catholique, la chose est un peu différente. Elle peut adopter la position profane mais il lui faudra, de plus, prendre en compte divers critères spécifiques : le sacrilège, le non-respect des vœux de religion, le péché contre le 6e et le 9e commandements, voire contre le 5e (avortement), l’hérésie ou du moins l’hétérodoxie, le mensonge, etc. On le voit, pour l’opinion catholique la chose est bien plus qu’une simple question d’abuseur/abusées. Le cœur de cette affaire devient un mélange insupportable des genres : dénaturer les choses les plus sacrées en les ramenant aux pulsionnelles.
Ce qu’il faut interroger, et je termine par là, est la mise en place d’un système aberrant dans lequel advient un jeu malsain de relation d’initiations sur fond de théologie spirituelle et de vie religieuse. À ce sujet, et à plus d’une reprise, le rapport nous dit que les débordements du P. Thomas Philippe ont leur origine dans une mystique dévoyée, une mariologie, plus précisément. Mais deux problèmes se présentent : non seulement, on ne sait jamais en quoi consiste cette mystique, et ce malgré une tentative d’en décrypter certaines lignes de force, mais encore, et plus important, Paul Philippe, censeur au Saint-Office, n’avait aucun reproche à émettre concernant la mariologie de Thomas Philippe.
Dans cet article, j’en suis resté à la présentation des grandes lignes du dossier et à la dynamique générale du rapport. Ultérieurement, je reviendrai sur le traitement fait à la famille Dehau-Philippe et à l’histoire de la province dominicaine de France au moment où Thomas Philippe occupe le devant de la scène. Enfin, dans un troisième article, j’aborderai la problématique proprement théologique et le traitement du cas Philippe après le concile.
Illustration : Les frères Marie-Dominique et Thomas Philippe, o.p.