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La nation, une idée ancienne ou moderne face au mondialisme ?

Entretien avec Philippe d’Iribarne et Mathieu Detchessahar. Propos recueillis par Arnaud Guyot-Jeannin.

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La nation, une idée ancienne ou moderne face au mondialisme ?

La nation et la question des frontières nationales semblent regagner du terrain ces derniers temps en Europe (Brexit, conflit russo-ukrainien, montée des populismes, etc.). Certains auteurs le constatent avec satisfaction, sans approuver le nationalisme convulsif qui en émane. Nous avons demandé à Philippe d’Iribarne, directeur au CNRS, économiste et anthropologue, et Mathieu Detchessahar, membre fondateur du Groupe de recherche Anthropologie chrétienne et entreprises (GRACE), professeur à l’Institut d’économie et de management de l’université de Nantes, de bien vouloir répondre à nos questions.

Pourquoi avez-vous jugé bon de publier aujourd’hui votre essai La Nation. Une ressource d’avenir ? 

Philippe d’Iribarne : Jusqu’à une époque remontant à quelques décennies, la nation a été magnifiée en Europe comme un vecteur majeur d’émancipation par rapport aux empires (Saint-Empire romain germanique, empire austro-hongrois, empire turc, empire soviétique) et par rapport à l’Église catholique. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été célébré. L’autonomie du prince chrétien, théorisée par Luther et Hobbes, d’abord acquise, a conduit dans un deuxième temps à l’autonomie du peuple au sein d’une nation de citoyens prenant en charge leur destin. Cette vision positive revient maintenant en force avec la résistance de l’Ukraine face à l’empire russe. Mais, pour l’essentiel, les notions de peuple, de nation et de citoyen ont été conjointement l’objet d’un large rejet au cours des dernières décennies. L’attachement à la nation a été déclaré facteur de guerre, d’inefficacité économique par création d’entraves à une concurrence planétaire et d’oppression des minorités par la majorité au sein de démocraties « illibérales ». Le rêve d’une mondialisation heureuse a pris corps. Mais aujourd’hui, les tensions sont extrêmes entre ceux qui, expérience faite, dénoncent ce rêve comme porteur d’illusion et de malheur pour une large part de la population et ceux qui veulent le prolonger envers et contre tout. Les somewhere et les anywhere ne paraissent pas vivre sur la même planète. Comment organiser notre monde quand il est difficile de croire encore à un rêve babélien universel sans frontières ? Comment un souci de l’universel qui demeure peut-il se concilier avec le respect de ce qui différencie les peuples ? La nation a un rôle majeur à jouer en la matière. 

« Sortir de l’impasse post-nationale ? »

Mathieu Detchessahar, pourquoi publier aujourd’hui votre essai La nation, chemin de l’universel ?

Mathieu Detchessahar : Je suis assez insatisfait de la façon dont est traitée la question de la nation dans le débat intellectuel et politique contemporain. Rien dans ce débat ne permet de clairement discerner ce qui constitue les bienfaits de la nation. La tonalité générale de ce débat est très largement dépréciative. L’idée de nation est vue au mieux comme désuète, au pire comme nauséabonde. Le grand sociologue Ulrich Beck, par exemple, n’y voit plus qu’un concept « zombie », déjà mort à l’époque de la globalisation et de l’intensification des communications virtuelles. Selon lui, l’ère post-nationale aurait commencé depuis longtemps sans que l’on s’en rende compte… Il faudrait de plus se réjouir de cette disparition puisque l’idée de nation serait définitivement contaminée par la lèpre belliciste : François Mitterrand affirmait en 1995 devant le parlement européen que « le nationalisme, c’est la guerre ! ». Cette formule est sans doute un peu paresseuse, mais elle n’en est pas moins reprise sur le mode de l’évidence par une grande partie de nos politiques, à commencer par deux de nos derniers présidents de la République, François Hollande et Emmanuel Macron. 

Croyez-vous à un retour à la nation, à la constitution d’un camp dit « national » ?

Mathieu Detchessahar : Lorsque j’écoute ceux qui, par réaction, se définissent comme les partisans du camp national, mon premier mouvement, qui me porterait à me réjouir, est souvent freiné par leur approche essentiellement sentimentale et identitaire. Cette approche n’est pas fausse, bien sûr – il y a bien du sentiment et de l’identité dans la nation ! –, mais elle peine à annoncer les bienfaits de la nation à ceux qui ne vivraient plus ce sentiment et ne se reconnaîtraient plus prioritairement dans cette identité. Finalement, cette approche clive alors que le secret de la nation, c’est l’unité, la capacité de rassemblement. En jouant sur la passion contemporaine de l’inclusivité, il faut rappeler que la nation est la plus inclusive des communautés humaines que l’on ait inventées ! Contrairement aux reproches de fermeture qui lui sont généralement adressés, c’est la nation qui réunit le plus grand nombre de différences. Beaucoup plus large que la famille, la tribu, le clan ou la cité, elle tient dans des liens de solidarité concrets (impôts, cotisations, défense mutuelle…) des générations différentes, des professions différentes, des régions différentes, des « gens de gauche » et des « gens de droite », des « Français de souche » et des personnes plus fraîchement arrivées sur le territoire national. En ce sens, elle constitue une incarnation partielle de l’idée d’humanité et d’universel. Pour tous ses membres, elle est synonyme de lien social pacifié, de protection et de liberté politique, tant il est vrai que la participation citoyenne suppose le cadre national, cadre au sein duquel elle a été historiquement inventée. Le rêve post-national fait le lit soit de l’individualisme intégral, soit du communautarisme généralisé et antagoniste, la multiplication des communautés du Même, bien peu ouvertes aux différences (même sexe, même couleur de peau, même orientation sexuelle…). 

La nation vous paraît-elle compatible avec la défense de l’enracinement ? Simone Weil ne le pensait pas, par exemple. Faites-vous une différence entre l’attachement à la patrie traditionnelle, qui est charnelle, et la patrie moderne, d’essence jacobine ? Vous affirmez qu’historiquement « la nation souveraine » s’est « émancipée progressivement de l’empire et de l’Église ». Cette émancipation de la tutelle impériale et royale traditionnelle s’est-elle avérée positive, pour l’identité des peuples de France et d’Europe ? 

Philippe d’Iribarne : Il faut bien distinguer les théories politiques et la réalité vécue. Dans les spéculations des théoriciens, la patrie moderne d’essence jacobine représente une rupture majeure avec la patrie traditionnelle et charnelle. Mais, de fait, cette patrie moderne n’a jamais réellement pris corps dans la vie de la cité. On a une bonne trace de la persistance d’une dimension charnelle dans l’attachement de nombre de citoyens des États modernes au drapeau et à l’hymne national (pensons au recueillement de la plupart des citoyens des États-Unis quand ils entendent le Stars and Stripes). Sans cet attachement charnel, il n’y a plus de patrie, mais un simple espace ouvert au jeu des intérêts et des passions. Notre drame actuel est que, au nom d’une théorie célébrant l’homme universel, nous avons accueilli sur notre sol des populations pour qui le pays où elles s’installent n’a rien d’une patrie au sens charnel. Du coup, ce pays ne devient pas, non plus pour elles, une patrie au sens politique et la transmutation de leurs membres en citoyens ne se fait pas.

Vous évoquiez une « autorité spirituelle royale et impériale » naguère. Il est vrai que le modèle, d’inspiration chrétienne, d’une autorité d’amour et de paix, respectueuse de l’identité, des mœurs, des traditions des nations composant l’empire a inspiré une vision grandiose de l’autorité politique et que, dans une certaine mesure, ce modèle a influencé la réalité vécue au cours de l’histoire européenne. Mais, simultanément, les dérives autoritaires n’ont pas manqué. Et le retour à l’empire qui marque le fonctionnement de l’Union européenne ne conduit guère à respecter ce qui est propre aux nations qui la composent. On le voit bien à propos de la Pologne et de la Hongrie. Le fameux principe de subsidiarité est bien oublié. 

Mathieu Detchessahar : La nation traditionnelle, c’est la nation culturelle, un peuple uni par une histoire, une langue et des mœurs qui créent un sentiment d’appartenance entre ses membres et assure un certain niveau d’unité du corps social. La question du nationalisme est plus délicate. Dans le langage courant, le nationalisme désigne le plus souvent l’amour idolâtre de la nation, qui peut conduire au mépris, voire à la haine des autres nations. Rien de très sympathique… Dans le vocabulaire des sciences historiques et politiques, c’est très différent. Le nationalisme désigne une force émancipatrice qui a conduit les nations culturelles à s’affranchir des tutelles impériales et à se muer en État-Nation pour se gouverner elles-mêmes sur la base de leurs traditions et de leurs intérêts. C’est la formation progressive des royaumes de France ou d’Angleterre à partir de la fin du moyen-âge, puis l’éclosion des nations-citoyennes contre les pouvoirs monarchiques ou impériaux aux XVIIIe et XIXe siècle et, enfin, l’émancipation des peuples colonisés au XXe siècle face au prurit impérial qui avait saisi quelques nations européennes. Le nationalisme est ici une force qui conduit les peuples à s’affranchir des tutelles extérieures. 

Est-ce que l’État-nation ne paraît pas trop petit pour régler les grands problèmes (mondialisation, construction européenne) et trop grand pour s’occuper des petits (revendications identitaires et communautaristes un peu partout en France et en Europe) ? 

Mathieu Detchessahar : Ces grands et petits problèmes sont très directement liés à l’affaiblissement des nations à compter de la fin du XXe siècle et au caractère hégémonique de la pensée post-nationale. La mondialisation a conduit à imposer un économisme unilatéral au pouvoir des États-Nations et à remplacer la régulation politique par la régulation marchande. Confrontés à l’affaiblissement de leur souveraineté politique et face aux ajustements anonymes du marché global, les peuples se cabrent. Concernant la construction européenne, il faut rappeler qu’elle est d’abord le fruit des nations ! Elle ne devient hautement problématique et peu populaire qu’à partir du moment où l’Union commence à dépouiller les nations de leurs attributs de souveraineté (monnaie, frontières, banque centrale…) et à les écraser sous le poids d’instances supranationales (la Cour de justice ou la Commission). Les peuples ne veulent céder leur liberté politique ni au bénéfice des régulations marchandes, ni au profit d’une technocratie supranationale ! Quant au communautarisme, grandissant en effet dans nos pays, il est lui aussi le résultat du recul des nations. Lorsque le lien social national se délite sous le triple effet d’une nouvelle partition territoriale engendrée par la globalisation – des métropoles bourgeoises, des banlieues où se regroupent les nouveaux arrivés et des périphéries accueillant les classes populaires –, d’une pensée dominante colonisée par le multiculturalisme et la passion des différences, et de vagues d’immigration extra-européennes, plus rien n’unit le peuple, ni style de vie, ni culture, ni projet commun… Dès lors, la tentation est grande de se replier dans la chaleur des communautés du Même : même religion, même origine, même classe sociale…

Philippe d’Iribarne : Un objet essentiel de mon livre est de montrer à quoi conduit en pratique cette double attaque menée au nom de grandes valeurs d’ouverture au monde et de respect des minorités. Le moins qu’on puisse dire est que le résultat espéré n’est pas au rendez-vous. La cohésion interne des nations s’effrite, la violence est en hausse, sans qu’émerge pour autant une véritable communauté internationale. Les dérives que l’on observe dans les sociétés d’Europe de l’Ouest, « en avance » dans le mouvement, suscitent, spécialement dans les anciens pays d’Europe de l’Est, pour qui l’expérience de vivre sous la botte de l’empire soviétique continue à marquer les sensibilités, de vives réactions nationalistes. Des réactions analogues alimentent la montée du « populisme » en Europe Occidentale, Brexit compris. On les retrouve aux États-Unis. Dans ce contexte historique, il est urgent de retrouver une place pour des nations à la fois autonomes et ouvertes. C’est en ce sens que la nation constitue une ressource d’avenir.

Vous écrivez dans votre livre : « La défense des droits de l’individu n’est plus suffisamment contrebalancée par l’attachement aux devoirs du citoyen ». Un peu avant, vous constatez que certains auteurs affirment au contraire, que « la nation comme communauté de culture et d’histoire, devrait céder devant l’appel à l’universalité des Droits de l’homme ». Vous ajoutez alors : « Garder la foi dans les Droits de l’homme n’implique pas d’être aveugle sur les turpitudes de ceux qui sont censés les défendre ». Plus largement, distinguez-vous la nation du nationalisme ? Que pensez-vous de cette affirmation selon laquelle « le nationalisme est un individualisme dilaté aux dimensions de la nation » (Mounier, Dumont) ? 

Philippe d’Iribarne : Il me paraît important de ne pas se laisser piéger par les spéculations théoriques et de s’intéresser à ce qui se passe au sein de ce bas-monde. Ainsi, célébrer « l’État de droit » en ne voulant rien connaître des passions et des intérêts de ceux qui sont censés assurer sa mise en œuvre, conduit à s’en tenir à un univers de fiction. Pour les théoriciens radicaux des Droits de l’homme, échapper à l’attachement à une nation singulière devrait ouvrir la voie à une fraternité universelle. Mais ce n’est pas du tout ce qu’on observe en pratique. La voie est plutôt ouverte à un égoïsme universel. A contrario, la place donnée aux devoirs du citoyen au sein de la nation aide à échapper aux dérives d’un individualisme radical. L’attachement à la nation n’implique pas un nationalisme clos qui relève effectivement d’une sorte d’individualisme collectif, pas plus que l’attachement à l’autonomie de la personne n’implique un individualisme clos. 

Le centralisme jacobin, y compris sous sa forme bruxelloise, semble n’avoir pas totalement disparu sous les coups de boutoir de la globalisation capitaliste ? Qu’en pensez-vous ?

Mathieu Detchessahar : On rappelle fréquemment en effet que l’État continue de jouer un rôle central dans notre pays comme en témoigne la part des dépenses publiques qui représentent plus de 55 % du PIB. La force et la centralité de l’État que semble suggérer ce chiffre est très largement un trompe-l’œil ! En réalité, les administrations publiques – à commencer par la sécurité sociale – paient les pots cassés d’une globalisation de l’économie vis-à-vis de laquelle l’État a abdiqué bon nombre de ses moyens d’intervention. En renonçant au contrôle de sa politique monétaire, de ses frontières, de ses grandes entreprises nationales (très largement privatisées) comme à son effort historique de planification, l’État est devenu l’assureur en dernier recours d’un système qu’il ne contrôle plus. Pour calmer la grogne des nombreux perdants de la globalisation et de la financiarisation de l’économie, il verse des revenus de transfert et s’endette… Finalement l’État réussit la prouesse d’être à la fois obèse et très largement impuissant. 

Vous opposez la « nation culturelle » à la nation abstraite et contractuelle de la modernité. Pourriez-vous développer ? 

Mathieu Detchessahar : Les racines intellectuelles de la compréhension moderne de la Nation se trouvent en effet chez les philosophes contractualistes des Lumières anglaises et françaises. Pour penser la nation politique, ils partent non pas de la nation culturelle – des individus unis par une culture commune –, mais d’individus vivant isolément, qu’a priori rien ne relient. S’ils décident d’instituer, par contrat, un ensemble d’institutions et de lois, c’est pour sortir de « l’état de nature » dans lequel règne la loi du plus fort. Rien d’autre n’unit donc la nation politique moderne que les lois et les institutions qu’elle s’est donnée. Avant le contrat social, il n’y a que des individus. Après, il y a une nation réduite à des règles, des normes et des institutions. La nation n’est plus une communauté d’héritiers, mais une collection d’individus de hasard, gestionnaires d’un système de règles organisant leur vie commune. Or, les nations politiques ne naissent pas de rien, elles ne sont pas de simples artifices juridiques. Si des individus peuvent avoir le désir et la capacité d’instituer leur vie commune sous une forme politique, c’est qu’ils partagent déjà un territoire, une histoire et des mœurs, une langue et des références culturelles. 

Ces deux conceptions de la nation sont-elles encore présentes dans le débat public et dans l’imaginaire des citoyens ? La nation contractuelle n’a-t-elle pas largement supplanté la nation culturelle depuis au moins 1789 ? 

Mathieu Detchessahar : Il me semble que, pendant longtemps, les deux conceptions de la nation ont fait relativement bon ménage : le patriotisme des républicains de la IIIe République et leur attention à partager, via l’école notamment, une sorte de morale républicaine commune, version laïcisée de la morale catholique, le montrent. Mais, finalement, la nation contractuelle l’a, en effet, emporté. Est-ce le fruit des guerres du XXe siècle ? En partie certainement, mais je crois plus encore à l’influence de ce que Luc Ferry et Alain Renaut ont appelé « la pensée 68 ». Pensée critique et déconstructionniste, elle montre tout attachement à une culture commune comme « réactionnaire » et les mécanismes de transmission culturelle comme ayant essentiellement pour but de reproduire des phénomènes de domination. Dès lors, la nation politique ne peut tirer sa légitimité que de la libre volonté d’individus affranchis de toute tutelle culturelle. Le patriotisme est condamné, sauf lorsqu’il se limite à ce que le philosophe allemand Jürgen Habermas appelle le « patriotisme constitutionnel », l’amour des lois et des institutions, sans considération des mœurs, d’un art de vivre ou d’une culture. Le problème reste qu’ils sont peu nombreux, ceux qui tombent amoureux d’un texte de loi… 

 

 Bernard Bourdin et Philippe d’Iribarne, La nation. Une ressource d’avenir. Artège, 2022, 116 p., 11,90 €. 

 Mathieu Detchessahar, La nation, chemin de l’universel ? Sortir de l’impasse post-nationale. Desclée de Brouwer, 2022, 128 p., 16,90 €.

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