Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Raisonner en termes de « droits » a une fâcheuse tendance à nous rendre moralement obtus. Nous en avons encore eu une très bonne illustration avec la lamentable « affaire Griveaux ».
La question a été abordée presque exclusivement sous l’angle du « droit au respect de la vie privée ». La diffusion des messages et des vidéos pornographiques envoyés par Griveaux à sa maitresse constituerait une violation de ce droit et il serait donc particulièrement malvenu qu’un délit soit, en quelque sorte, récompensé, en l’occurrence par la chute de l’ex-candidat LREM à la mairie de Paris, ce qui était manifestement le but de toute l’affaire.
En somme, non seulement ces messages et vidéos n’auraient jamais dû être rendues publics mais en plus, dès lors qu’ils l’ont été, nous aurions dû détourner le regard et faire comme si de rien n’était. Tous auraient dû dire « Cela ne nous regarde pas », et la campagne municipale aurait dû continuer à se dérouler exactement comme avant.
Mais aborder le problème sous cet angle, c’est l’amputer au moins de la moitié de sa substance. C’est avoir une conception extrêmement abstraite et schématique de la vie humaine. Bref, c’est passer à côté des questions les plus importantes.
Si nous nous plaçons du point de vue de la loi, il est incontestable que Benjamin Griveaux a fait l’objet d’une « atteinte à l’intimité de la vie privée », qui se définit par la captation, l’enregistrement ou la transmission de paroles prononcées à titre confidentiel, ou d’images prises dans un lieu privé, sans le consentement de la personne. Depuis 2016, la loi punit aussi spécifiquement, et plus sévèrement, la « pornodivulgation », c’est-à-dire l’atteinte à l’intimité de la vie privée à l’aide de paroles ou d’images présentant un caractère sexuel prises dans un lieu public ou privé.
Piotr Pavlenski et sa complice qui lui a fourni la vidéo seraient donc, à ce titre, passibles de deux ans d’emprisonnement et 60 000 euros d’amende.
Il est bon, il est nécessaire que ce genre de lois existe, et qu’elles soient appliquées. Bien qu’il n’existe pas – et qu’il ne puisse exister – de définition légale de la « vie privée », il est bon, il est nécessaire que la loi reconnaisse que l’être humain a besoin que certaines de ses activités soient recouvertes d’un voile protecteur ; que certaines activités, et notamment toutes celles qui sont liées à la satisfaction des nécessités corporelles, soient dérobées au regard des étrangers.
La pudeur est naturelle à l’être humain, en ce sens que, comme le dit Montesquieu il est de la nature des êtres intelligents de sentir leurs imperfections, et d’en avoir honte. Par conséquent, la première défense de la « vie privée », ce sont, ou ce devraient être, les mœurs. Nous devrions tous spontanément cacher au regard des étrangers certains aspects de notre vie, et nous devrions tous être gênés d’avoir à contempler ce qui devrait rester caché. Mais les mœurs ont besoin de la loi pour les soutenir, particulièrement aujourd’hui où les mœurs sont si affaiblies, pour de multiples raisons. Il est donc excellent que la loi protège la « vie privée », même si, inévitablement, le périmètre protégé par la loi ne saurait être intangible ni indiscutable.
Mais, de ce que la loi protège, dans une certaine mesure, notre intimité, nous tirons trop souvent des conclusions erronées. Nous proclamons qu’il existerait un « droit au respect de la vie privée ». Or un « droit » est une proposition absolue : dès lors qu’un droit a été déclaré, il ne reste rien à délibérer, mais seulement à appliquer strictement. Et celui qui méconnait notre droit, si peu que ce soit, se rend coupable d’une injustice. Un droit est fait pour être respecté, pas pour être discuté, et c’est d’ailleurs pour cela que nous le proclamons : pour couper court à toute discussion.
Nous avons donc tendance à déduire de ce « droit » que notre « vie privée » formerait une sorte de sphère étanche, dans laquelle nous jouirions d’une liberté illimitée de nous conduire à notre guise, non seulement sans que la loi intervienne, mais aussi sans que nul ne soit fondé à porter de jugement moral sur ce que nous faisons dans cette sphère. Le « droit au respect de la vie privée » se transforme irrésistiblement en droit à être respecté quel que soit l’usage que nous faisons de notre vie privée. La conséquence de ce « droit », c’est que nous devrions être indifférents à la vie privée d’autrui dès lors qu’elle est étalée sous nos yeux, volontairement ou involontairement.
Et c’est ainsi que les vidéos pornographiques de Benjamin Griveaux auraient dû glisser sur l’opinion publique comme l’eau sur les plumes d’un canard. Elles relevaient, nous dit-on, de son « intimité », elles étaient donc au-delà de tout jugement moral. Bien plus : c’est porter un jugement sur cette « vie privée » qui serait immoral, illégitime, destructeur, etc. Ces deux conséquences sont mauvaises et, pour tout dire, inhumaines.
L’usage que nous faisons de notre liberté révèle qui nous sommes et, l’être humain étant un être pensant, il est inévitable qu’il porte un jugement sur les comportements de ses semblables, qu’il en tire des conclusions, bien ou mal fondées, peu importe. Dire que nous ne devrions pas juger la « vie privée » d’autrui, et par extension que nous ne devrions pas juger autrui sur sa vie privée, est aussi absurde, et tyrannique, que d’exiger des hommes qu’ils ne suivent pas des yeux une jolie femme qui passe ou qu’ils ne jettent pas un regard furtif dans un décolleté plongeant. C’est demander que nous étouffions notre raison au motif que nous pourrions mal penser.
Dès lors que l’intimité de Benjamin Griveaux a été exposée au public, il était inévitable, il était normal qu’il soit jugé sur le contenu de ladite « vie privée ». Or ce que ces vidéos ont révélé du caractère de Griveaux n’était pas à son avantage. Elles ont montré un homme infidèle, vulgaire, arrogant, et passablement stupide. Et comme cela corroborait par ailleurs ce que l’intéressé avait montré de lui-même depuis longtemps, l’effet a été particulièrement dévastateur. Sans parler, bien sûr, de la légère contradiction entre ces vidéos pornographiques envoyées à sa maitresse et l’image de bon père de famille qu’il voulait se donner.
Peut-être Benjamin Griveaux vaut-il mieux que ce que ce bout de « vie privée » laisse entrevoir, même si on peut sérieusement en douter, mais il est parfaitement légitime d’estimer, et de dire, qu’à cette occasion au moins il s’est comporté de manière honteuse, vulgaire, et passablement stupide. Il est donc tout à fait normal qu’il soit, pour un temps, devenu l’objet de la risée universelle et que cela ait définitivement torpillé une campagne municipale déjà mal en point.
Même si la loi protège notre intimité contre les regards indiscrets des étrangers, nous ne devrions jamais nous conduire dans l’intimité comme si ce que nous faisons était par-delà Bien et Mal. Le respect légal de la vie privée ne devrait pas être compris comme une autorisation de se rouler dans la boue « si j’en ai envie ». Les comportements honteux ne sont pas honteux seulement lorsque quelqu’un peut les voir.
Les hommes politiques, tout particulièrement, ne devraient pas commettre l’erreur de se fier à cette protection légale. Un homme politique doté d’un minimum de clairvoyance devrait comprendre que sa position le place de facto en permanence sous le regard du public et que, parce qu’elle l’expose à l’envie, à la jalousie, au ressentiment, à la haine même, il court à chaque instant le risque que le léger voile protecteur qui recouvre son intimité soit levé pour essayer de lui porter préjudice. Toutes les lois du monde ne pourront jamais rien changer à cela. Un homme politique clairvoyant devrait, dès lors qu’il dépasse les premiers échelons de la carrière, considérer qu’il n’a pas de vie privée. Non pas parce que ses compatriotes auraient le « droit » de savoir ce qu’il fait à chaque moment de sa vie, mais parce que le moindre de ses faits et gestes pourra être utilisé par ses adversaires et ses ennemis si l’occasion se présente. Un homme, ou une femme, qui brigue de hautes fonctions devrait comprendre que ces fonctions sont sacrificielles et que l’un des sacrifices qu’on leur fait est celui de sa « vie privée ».
On ne va pas non plus les plaindre pour cela : ce n’est pas comme s’ils étaient contraints de briguer ces fonctions. Et, par ailleurs, se mettre à l’abri des manœuvres de ses adversaires et de ses ennemis n’est pas si compliqué : comme le faisait remarquer Machiavel, le peuple attend essentiellement deux choses de la part des grands : qu’ils s’abstiennent de voler et de commettre l’adultère. Cela devrait être à la portée d’à peu près n’importe qui, à ce qu’il semble.
De nos jours, un homme politique doté d’un minimum, même pas de clairvoyance mais simplement de jugeotte, devrait comprendre qu’il est de la dernière imprudence d’envoyer des vidéos pornographiques à une quasi inconnue, qui s’est donnée à vous aujourd’hui et qui se donnera à d’autres demain, et plus encore lorsque l’on est soi-même marié. Celui qui ne comprends pas cela devrait être considéré d’emblée comme inapte à toute fonction publique de quelque importance, car trop stupide, ou trop arrogant.
On peut évidemment regretter que nos mœurs soient particulièrement dégradées et que la pudeur et les bonnes manières soient quasiment devenues des pièces de musée, même si une telle déploration est assez malvenue de la part de gens qui, au quotidien, œuvrent avec ardeur pour faire disparaitre ce qu’il en reste, comme les journalistes ou les hommes politiques « progressistes ». Mais on ne peut pas regretter la disparition politique de Benjamin Griveaux.