Civilisation
L’œil écoute-t-il ce que voit l’oreille ?
Face à l’inflation visuelle envahissant l’univers musical, un subtil essai de Matthieu Guillot, docteur habilité en musicologie et musicien, nous rappelle l’étrange pouvoir des sons.
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Il est des disques qui vous subjuguent dès les premières notes au point que l’on ne parvient plus à s’en détacher. Les pièces réunies sur ce cd Fantastia sont signées de nos meilleurs auteurs français et du brésilien Villa-Lobos.
Le saxophoniste autrichien Michael Krenn séduit et convainc d’emblée dans la Sonate (1962) de Francis Poulenc, remarquablement secondé par Eugenia Radoslava au piano. La chantante Élégie nous transporte, le truculent Scherzo nous emballe. Déploration, troisième mouvement de l’ultime partition du compositeur, thrène ponctué au clavier par des sonorités de glas, prend une dimension étrangement prémonitoire.
L’organiste et compositrice Fernande Breilh (1896-1954) rencontra son mari lors d’une tournée aux Etats-Unis : Maurice Decruck était alors saxophoniste au New York Philharmonic. Elle écrivit plus d’une quarantaine d’œuvres pour cet instrument. Sa Sonate pour saxophone alto et piano en quatre mouvements date de 1943 et ne fut créée qu’en 1982. Tombé dans l’oubli, son nom réapparut au début des années 2000 lorsque cette sonate fut enregistrée et diffusée, lui permettant de gagner enfin une juste popularité. Krenn et Radoslava en offrent une version réjouissante qui rend justice à la virtuosité et à l’intensité de l’art de Fernande Decruck. Truffée d’audaces harmoniques et rythmiques, sa musique raffinée use de toutes les ressources de son époque (bitonalité, modes pentatoniques), intégrant les apports du jazz et de Stravinsky, et ne dédaigne pas d’emprunter au répertoire folklorique (un Noël du XVe siècle dans l’Andante et une chanson enfantine dans Fileuse).
La transcription pour saxophone soprano et piano de la célèbre Sonatine (1903/05) de Maurice Ravel confirme l’élégance et la belle virtuosité des interprètes. Elle met en relief l’élan lyrique des phrases et révèle des couleurs insoupçonnées.
Après ces trois sonates, la Fantasie (1948) du francophile Heitor Villa-Lobos, qui a donné son titre à l’album, déploie tout d’abord une polyrythmie caractéristique de l’exubérance latine mêlée au genre populaire modinha. À un envoûtant mouvement Lent laissant libre champ à diverses cadences s’enchaine un énergique final à 7/4, bien dans la veine des festivités sud-américaines.
Ce parcours sans faute s’achève avec la Rhapsodie pour saxophone alto (1903) de Claude Debussy, contemporaine de l’élaboration de son triptyque symphonique La Mer. Les rythmes autant que les mélodies évoquent l’Andalousie mauresque. Là encore les deux musiciens autrichiens font merveille en restituant avec subtilité toute la magie de la partition.