Civilisation
Blake et Mortimer en toute liberté
L’Art de la guerre n’appartient pas à la collection standard de la série Blake et Mortimer mais à la série « Un autre regard sur Blake et Mortimer ».
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Les vrais héros ont leur existence propre. Échappes des cases de bande dessinée, Blake et Mortimer se lancent dans Londres sur les traces de leur vieil ennemi, Septimus. Un hommage à Jacobs, aux années 50 et surtout à la puissance de la fiction.
Un rêve se réalise : une histoire de Blake et Mortimer vient de paraître, écrite par François Rivière, probablement l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre d’Edgar P. Jacobs. Le 10 septembre est en effet parue la nouvelle illustrée La Fiancée du Dr Septimus, écrite par Rivière et dessinée par Jean Harambat. Dans la collection de nouvelles illustrées « Le Nouveau Chapitre », qui propose un dialogue entre un écrivain et un illustrateur autour de Blake et Mortimer, était précédemment parue L’Aventure immobile de Juillard et Convard, une histoire achevant le mythe du Mystère de la Grande Pyramide avec des héros vieillissants.
L’opus qui vient de paraître propose, lui, une suite passionnante de La Marque jaune. Rivière a en effet imaginé que l’aventure mythique de Blake et Mortimer dans le Londres des années 50 avait inspiré rien moins que le cinéaste James Whale (qui réalisa, entre autres, L’Homme invisible, en 1933, et La Fiancée de Frankenstein, en 1935). Celui-ci envisage de porter à l’écran l’affaire de la Marque jaune avec James Mason et Stewart Granger dans les rôles principaux. L’histoire de La Fiancée du Dr Septimus commence alors qu’à Londres Philip Mortimer et le jeune Richard, neveu de Francis Blake, dînent avec le fameux réalisateur. Les péripéties s’enchaînent ensuite, dans une nouvelle aventure que n’aurait pas reniée Edgar P. Jacobs : en sortant de l’hôtel où ils avaient rendez-vous, Mortimer et Richard manquent de se faire écraser par une voiture sans conducteur. Dans la nuit, James Whale est réveillé par une voix féminine psalmodiant à la radio une phrase en forme de menace. Mortimer téléphone à son ami Blake, absent de Londres, qui lui apprend que le docteur Septimus avait une collaboratrice, une biologiste nommée Ursula Phelps. Étrange coïncidence, Richard a récemment lu un article signé « Phelps » expliquant que l’électricité organique pouvait déplacer des objets à distance. Le mystère s’épaissit : Mortimer, Richard et James Whale s’aventurent jusqu’au cottage abandonné du docteur Septimus. Dans le désordre de son laboratoire, ils vont découvrir son œuvre ultime… dont on ne donnera évidemment pas la clef, pour laisser aux lecteurs le plaisir de la découverte, inattendue, que font Mortimer et ses comparses dans ce lieu chargé du souvenir du célèbre Docteur qui défraya la chronique et plongea Londres dans la terreur avec sa funeste Marque jaune.
Rivière se permet dans cet opus une sorte d’uchronie, jusque dans la biographie de James Whale. Le réalisateur n’a évidemment jamais songé en réalité à adapter La Marque jaune. Et on sait que celui-ci, atteint d’une grave maladie, mit fin à ses jours, le 29 mai 1957 à l’âge de soixante-sept ans, en se noyant dans la piscine de sa villa de Los Angeles. Dans La Fiancée du Dr Septimus, le réalisateur s’enthousiasme pour l’une des énigmes les plus célèbres de l’histoire de la bande dessinée, imaginant les meilleurs auspices pour sa transposition à l’écran. Bien plus tard, sa triste fin est dépeinte, légèrement différente. Les puristes apprécieront ces variations biographiques dans la vie d’un cinéaste qui a inspiré François Rivière (dans un roman, En Enfer avec James Whale, et une novella, L’Ombre de Frankenstein).
Rivière n’est pas un inconnu pour les lecteurs. Il est le biographe de Jacobs. Sa biographie, coécrite avec Benoît Mouchart, reparaît opportunément aux éditions Les Impressions nouvelles, sous un nouveau titre, et augmentée : Edgar P. Jacobs, un pacte avec Blake et Mortimer. Il a écrit de nombreuses bandes dessinées (dont la fameuse Trilogie anglaise avec Floc’h), des romans mémorables. Dans La Fiancée du Dr Septimus, l’écrivain, qui avait rencontré Jacobs et s’était longuement entretenu avec lui autour de son œuvre, sait admirablement mêler l’humour au surnaturel, et donne au lecteur la suite que méritait La Marque jaune. Loin des reprises, pourtant fameuses, que les éditions Blake et Mortimer ont donné à lire aux admirateurs des héros jacobsiens dans leurs nouvelles aventures… Les fans de Jacobs ne seront pas déçus par cette nouvelle pierre apportée à l’édifice gigantesque que constitue désormais cette série : Rivière a réussi un véritable tour de force.
Jean Harambat illustre à merveille la nouvelle. Son style est pourtant très éloigné de la « ligne claire » que Jacobs avait forgée à partir des contraintes techniques de son époque. Harambat, au trait rapide, et efficace, est connu pour ses bandes dessinées Opération Copperhead et Detection Club. Il parvient ici à faire revivre Mortimer (et Blake, un court instant) dans un style novateur qui peut étonner, mais finit par convaincre, tant il s’accorde à la perfection à la nouvelle écrite par François Rivière. Les couleurs d’Isabelle Merlet sont pour beaucoup dans la magie qui s’opère à partir des dessins fins et vifs de Jean Harambat. Qu’il lui soit ici rendu, également, un hommage appuyé.
Les lecteurs l’auront compris, c’est un magnifique témoignage d’admiration à Jacobs que les auteurs de La Fiancée du Dr Septimus ont réalisé. Ils ont saisi l’essence de la magie des albums d’antan et sont parvenus à réaliser une histoire que les admirateurs de la série n’attendaient plus : en rendant hommage au cinéma fantastique de Whale et à la littérature populaire des années 50, Rivière, Harambat et Merlet ont donné une excellente suite aux aventures des célèbres héros, so british, d’Edgar P. Jacobs. Que les plus farouches des jacobsiens dépassent leurs préventions devant cet ovni littéraire : c’est bel et bien l’une des plus belles histoires de Blake et Mortimer qui est parue. Et on se prend à rêver à une véritable bande dessinée de cette série écrite par François Rivière, le magicien qui nous donne ici une si belle leçon de littérature.