Le 6 août 1870, à Wœrth-Frœschwiller, en Alsace, le drapeau du 36e régiment d’infanterie de ligne est divisé : les Français sauvegardent la soie tricolore (datant de 1854), les Bavarois emportent l’aigle et la cravate.
Les Américains les retrouveront dans la cave d’un château bavarois, le 26 avril 1945, et Patton les remettra aux Français le 17 août 1945, « première Aigle qui revient en France […] des soixante-six Aigles de l’Armée impériale perdues en […] 1870. » comme l’écrit alors un conservateur du musée de l’Armée. L’aigle sera exposée en 1947 à côté de l’amure équestre de François 1er, volée sur ordre d’Hitler, puis finira par rejoindre les réserves du musée, où elle dort à côté des lambeaux déchirés et passés : les reliques du drapeau réuni ne parlent plus à personne.
Odile Roynette est tombée sur la piste du drapeau du 36e en 2018. Elle n’est pas vexillologue, elle n’est pas nationaliste, loin de là, elle entretient vis-à-vis des drapeaux de prudentes et saines craintes pour leur dangereux potentiel patriote, stigmatisé par Michel Pastoureau : et pourtant, elle a suivi cette piste et en tire une histoire tragicomique et merveilleuse, faite de batailles et d’orgueil, où les conservateurs bataillent autant que les soldats, où le souvenir est un champ conflictuel perpétuel. Les glorieuses loques furent disputées entre France et Allemagne, avec acharnement, en 14-18 et en 39-45. Les plus grands noms approchent, de près ou de loin, le drapeau disloqué, symbole de la patrie qui finit par se confondre avec la patrie elle-même au point que seule sa possession vient véritablement couronner l’invasion ou la reconquête.
Le drapeau rentre dans la légende, il devient le symbole de la revanche à prendre
L’auteur dresse sur ce quasi-rien un prodigieux édifice d’intelligence et de savoir (avec cet inimitable ton des sciences humaines), disséquant les symboles, reconstituant les parcours, tressant les témoignages, retraçant la bataille alsacienne, nous donnant, page 94, le tableau des « dix officiers du 36e RI qui entouraient le drapeau le 6 août 1870, vers 15 h » [c’est moi qui souligne] ! dont Jean-Pierre Pabanel, capitaine sorti du rang, teinturier au civil. Le baron von Strudow offrira 175 florins au régiment bavarois qui rapporta l’aigle et la cravate. Le drapeau rentre dans la légende, il devient le symbole de la revanche à prendre, un artiste berlinois produit une médaille commémorative où un combattant prussien foule aux pieds une aigle française, etc. Odile Roynette est minutieuse et on a le vertige à considérer ce que cette aigle et cette soie ont pu générer d’œuvres, de commentaires et de passions. En 1918, la France essaie de récupérer l’aigle, au cours d’une campagne de rapatriement des biens volés depuis 1815, campagne aussi bien menée que le reste de la paix, pour le dire ainsi. Le conservateur allemand la volera plutôt que de la rendre aux Français. À chaque étape, l’auteur fait le point sur la manière dont le symbole s’augmente prodigieusement d’un “corps mystique” qui n’en rend que plus surprenante, et triste, et en fait normale, sa chute rapide, de 1947 à nos jours, baudruche totalement dégonflée, tissu totalement rangé dans les tiroirs des réserves. Voici un exemple presque chimiquement pur de ce qu’un historien compétent réussit à tirer des objets, grâce à une enquête où l’histoire des mentalités le dispute sans cesse aux tribulations exactes des dépouilles du 36e, depuis longtemps dissous – comme le patriotisme.
Odile Roynette, L’Orgueil du drapeau. France-Allemagne, 1870-1945. Les Belles Lettres, 264 p., 23 €