Recevez la lettre mensuelle de Politique Magazine

Fermer
Facebook Twitter Youtube

Article consultable sur https://politiquemagazine.fr

La culpabilité d’être vivant

« Je parle un jour au téléphone avec mon père, et lui dis que je suis en train d’écrire un livre, ce livre. Il me demande de quoi ça parle. Je ne lui ai jamais raconté.

Facebook Twitter Email Imprimer

La culpabilité d’être vivant

Je lui raconte. Il me dit : “C’était il y a quarante ans. Il existe encore des gens qui ont envie de lire ces choses-là ?” Lui-même a passé des années à lire « ces choses-là », mais je lui dis que je n’en sais rien (et c’est vrai). Je pense : « Il est des histoires qui n’en finissent jamais ». […] Je reprends une interview d’il y a longtemps : “L’autre jour nous sommes allées avec Lydia à une cérémonie à l’ESMA, à cet hommage aux survivants où nous avions témoigné. J’ai entendu de ces trucs, pendant cette cérémonie, c’était à pleurer de désespoir. Ils parlaient de la culpabilité d’être vivant, et du fait qu’ils ne sont pas convaincus que nous ne sommes pas des traîtres”. »

S’il est un livre étonnant et détonnant en cette rentrée littéraire, c’est bien celui-ci. Voici plusieurs mois déjà que je regarde (merci Arte) des séries documentaires sur les régimes autoritaires des pays d’Amérique latine, le rôle des États-Unis, les coups d’État, les bascules politiques, les manifestations. Autrement dit et en quelques mots, il est à noter qu’il y a beaucoup de traits communs dans l’histoire politique de ces différents pays, et pourtant il existe autant de destinées singulières.

Et ce sont ces destinées particulières qui m’intéressent. L’Appel, en ce sens, consacré à l’histoire d’une femme en Argentine, est remarquable. Tout à la fois document d’enquête et roman, il suit les traces d’une femme interviewée de nombreuses heures sur de nombreux mois qui est une survivante de l’ESMA, l’Ecole de mécanique de la marine, lieu de formation militaire, devenu à partir du coup d’État en 1976 en Argentine un des plus grands centres clandestins de détention. Entre 1976 et 1983, plus de 5000 personnes y ont été séquestrées, torturées et assassinées, dont moins de deux cents ont survécu.

Silvia Labayru, cette femme argentine que suit Leila Guerriero, militait au sein des Montoneros, un groupe d’obédience péroniste, apparu dans les années 70 et qui, au milieu de la décennie, s’est militarisée, fondant l’Armée montonera qui passera à la clandestinité et sera à l’origine de nombreux actes terroristes et assassinats, entraînant dans une course folle des actes de représailles épouvantables de la part de la junte militaire.

Silvia Labayru sera emprisonnée à l’ESMA à 18 ans, enceinte, elle accouchera en cellule sur une table en métal, et sera relâchée au bout de 18 mois. Bien que torturée, violée, sa survie fut considérée comme suspect par ses compagnons de lutte dont le seul honneur était de mourir. Être en vie c’est avoir trahi, et des deux côtés, dès sa libération, et même en exil, elle sera suspectée de trahison par la majorité des siens, et accusée de traîtrise par ceux qui découvrirent qu’en prison elle avait servi d’appât pour des exactions et notamment la séquestration de Mères qui manifestaient et la mort de deux religieuses.

L’auteur ne juge pas, elle pose simplement des mots, narre, explique, retranscrit les désarrois des proches de Silvia, les regrets de certains de ses anciens compagnons devant ces années de lutte vaines, fait témoigner les amants, les maris, les enfants, les parents, les amis. Car s’il y a bien une chose qui est certaine, c’est que nul ne sort indemne d’un tel parcours, et chacun déploie ses armes personnelles pour survivre et reconstruire sa vie d’après. Il demeure au fond un halo de culpabilité qui conduirait chacun et chacune à devenir des porte-paroles, des témoins. Mais que dire, que faire qui soit compris, entendable, quand le discours officiel fige la mémoire, les attentes sclérosent la vérité, et que chaque vie s’insère dans une histoire subie, choisie, violente, où les frontières d’un combat considéré juste s’effritent avec le temps, où tant de morts ont jonché les mers, les prisons, brisant des familles, éparpillant des enfants.

Qui cela intéresse-t-il aujourd’hui ? Tout le monde et personne. Peu importe, oserais-je dire. Il y aura toujours quelque part, à chaque génération, quelques-uns qui tomberont sur des reportages ou des écrits et qui se poseront inlassablement cette question : mais pourquoi ici, de cette façon ? et ce seront celles et ceux qui demain permettront de décoder la complexité du monde.

 

Leila Guerriero, L’Appel. Histoire d’une femme argentine. Rivages, 2025, 544 p., 24 €.

 

 


Politique Magazine existe uniquement car il est payé intégralement par ses lecteurs, sans aucun financement public. Dans la situation financière de la France, alors que tous les prix explosent, face à la concurrence des titres subventionnés par l’État républicain (des millions et des millions à des titres comme Libération, Le Monde, Télérama…), Politique Magazine, comme tous les médias dissidents, ne peut continuer à publier que grâce aux abonnements et aux dons de ses lecteurs, si modestes soient-ils. La rédaction vous remercie par avance.

Facebook Twitter Email Imprimer

Abonnez-vous Abonnement Faire un don

Articles liés