Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Àceux qui se demandent, en voyant la crue des torche-culs que tant d’éditeurs osent publier, à quoi peut encore servir la littérature, je conseillerai instamment de lire Le bon sens de Michel Bernard (éd. La table ronde).
On se souvient du Bon cœur du même auteur, qui narrait la vie et la mort de Jeanne la Pucelle avec un talent inspiré. Voici maintenant l’histoire de sa réhabilitation, 25 ans après le procès inique qui la condamna au bûcher. Michel Bernard nous replonge avec finesse dans cette époque qui vit la fin de la guerre de cent ans, la résurrection du Royaume des Lys, et pendant laquelle des âmes pures voulurent passionnément la révision du procès de Jeanne, sa réhabilitation, afin que justice soit rendue à celle qui fut sans doute la fille de France la plus lumineuse autant que la plus charnelle, la plus amoureuse de sa terre et de sa langue, la plus héroïquement sainte aussi, bien qu’il fallût des siècles pour que l’Église administrative s’en avisât, tandis que l’Église des fidèles assemblés le clamait depuis les premiers jours de son épopée.
L’auteur a tout étudié, raconte tout ce qui permet de découvrir l’étroite intrication entre les événements de la grande histoire, les dates, les batailles gagnées – ou perdues –, bref, entre la politique et le cheminement de l’espérance dans ceux qui gardent le cœur droit, et aussi le redressement de l’attention à la vérité dans l’âme de ceux qui s’étaient égarés. Il nous mène ainsi à la rencontre du roi Charles VII, « le roi victorieux de France », comme il voulut qu’on le nommât en légende à son portrait peint par Fouquet, il nous fait découvrir à touches délicates et subtiles son cœur d’homme et son cœur de roi, il nous le fait comprendre, et bientôt aimer. Il nous fait découvrir aussi les serviteurs du roi, les anciens compagnons de la Pucelle. Le tableau est complet, il n’y manque rien de ce qui instruit.
Plus essentiellement, il nous fait découvrir les hommes qui ont permis la réhabilitation, c’est-à-dire ceux qui ont écrit les minutes du procès, avec une exactitude méticuleuse, ceux qui les ont conservées intactes, ceux qui ont archivé ces papiers dont nous savons aujourd’hui que les avoir perdus serait un terrible malheur. Ainsi apparaît le premier héros de ce roman, Guillaume Manchon, ancien greffier devenue archiviste du diocèse de Rouen, prêtre et copiste inlassable, qui juge capital que soit conservé le dépôt sacré, afin qu’un jour Jeanne soit lavée de toutes souillures injustes. Autour de lui, un monde d’ombres et de papiers, mis dans une lumière incertaine par l’auteur, appliqué à ce clair-obscur comme s’applique à ses enluminures l’autre héros, le peintre du roi, Jean Fouquet, admirable portraitiste que l’auteur connaît par son cœur d’artiste, dont il nous fait apprécier l’humble labeur, la modestie, dont il nous fait comprendre comment, à son rang, il permit la réhabilitation de Jeanne en faisant sentir au roi que le passé ne s’efface jamais, qu’il reste sous la couleur comme un enduit nécessaire, et qu’il faut que cet enduit soit juste pour que l’œuvre qu’il porte soit accomplie.
L’importance de ces papiers sauvés du naufrage est capitale pour faire justice, mais mieux encore pour donner à la France une de ses plus subtiles poétesses, qui ne savait pas écrire mais parlait le français comme le parlait François Villon. Le parallèle entre François et Jeanne est une des plus belles parties de ce roman, son sommet. L’auteur y a mis le plus haut de son génie, très consciemment, puisque c’est là que le titre « le bon sens » trouve sa justification, sa plénitude. C’était en effet cela que Jeanne avait fait entendre dans le tribunal « en 1429, cette fraîcheur native du français qui décapait les mots d’une croûte menteuse à force d’usages contrefaits, de ruses et de calculs, et leur rendait sens, le bon sens. »
Celui qui ne prendra pas très vite quelques heures pour lire Le bon sens de Michel Bernard aura raté son entrée dans l’année 2020.
Il me faut maintenant éclairer mon titre. La bonne foi, c’est aussi celle que Michael Edwards nous invite à retrouver dans son livre Pour un christianisme intempestif (éd. Bernard de Fallois). Il s’agit bien sûr de la vertu théologale, donnée de Dieu, que nous avons à entretenir pieusement, droitement par notre attention à la Parole. Loin d’être seulement un exposé biblique ou catéchétique, ce livre est aussi une extraordinaire expérience de littérature. En effet, le christianisme n’est pas une religion du Livre, comme on le répète sottement, c’est la religion de la Parole vivante du Christ. Michael Edwards nous invite à en faire l’expérience.
Une parole, cela s’écoute. Il ne s’agit pas de lire et méditer la Bible, mais de l’entendre, comme le précise le sous-titre. Entendre aujourd’hui la voix du Christ, et pour cela, traduire sa Parole dans la langue que nous connaissons, que nous entendons. Or, traduire, ce n’est pas faire passer le sens des paroles dans une autre langue, c’est donner à entendre dans notre langue ce que cette parole donnait à entendre à ceux qui écoutaient le Christ enseigner dans sa langue, afin que nous entendions à notre tour. Si cela paraît compliqué, c’est que je ne suis pas Michael Edwards. Pour bien savoir ce dont il s’agit, il faut aller aux pages lumineuses qu’il consacre au Notre Père, ce poème donné en réponse par le Christ à ceux qui lui demandaient de leur apprendre à prier.
Ce faisant, l’auteur nous enseigne ce qu’est la poésie en des formules éblouissantes. « Si toute grande poésie a pour résultat de changer le réel à nos yeux, de nous changer et de changer la langue que nous parlons, le Notre Père dans une religion qui a pour principe de tout transformer se trouve au cœur de la poésie. Et Jésus en est le poète. » Ou bien : « La première vertu de la poésie serait de changer notre façon de saisir le réel, en prévision du véritable changement de celui-ci à la fin des temps, et le poème que nous disons en répétant le Notre Père est non seulement au plus haut degré chrétien, mais christique, puisque nous prononçons les vers composés et dits par le Christ, qui connaît l’étonnante réalité et qui nous l’offre. » Du fait, cette poésie devient active, et « dire régulièrement cette prière, c’est devenir une personne capable de la dire. » Puis se penchant sur ce qu’est l’inspiration poétique et la rattachant à ce que dit saint Paul dans l’Épître aux Galates que ce n’est plus nous qui vivons mais le Christ qui vit en nous, l’auteur, qui est lui-même poète, poursuit : « Voilà l’expérience du poète : découvrir que ce n’est pas exactement lui qui compose son poème, qu’un autre parle en lui, et qu’il devient autre dans l’acte d’écrire. Cette leçon aide à mieux comprendre la condition singulière du chrétien. Le fait que celui-ci devient, en quelque sorte, la voix du Saint-Esprit, et qu’il se transforme en quelqu’un d’autre » ; en disant « l’oraison dominicale, prononcée en même temps par moi et par un Autre, nous sommes provisoirement, et peut-être réellement à la longue, autres et meilleurs. »
Ne voilà-t-il pas des propos enthousiasmants, au sens propre de ce terme, qui signifie que Dieu vit en nous, s’exprime à travers nous ? Ainsi le poète poursuit-il l’œuvre de la sainte, qu’il a rejointe dans le mystère de la communion des saints.
Et je n’ai fait qu’évoquer un chapitre de ce livre bienfaisant ! Ce qu’il dit sur la foi, qui est un savoir, est extraordinaire : « par la foi, nous éprouvons ces phénomènes invisibles que sont Dieu, Jésus, le Ciel, comme des réalités, des présences. » Que dire enfin de ses méditations sur l’art, qui est « espérance » ? sur la beauté que sublime la gloire, telle qu’elle fut donnée dans la Transfiguration ? Ce sont paroles de haute graisse, dirais-je avec Rabelais, qui n’est pas ce rigolo qu’on veut nous faire croire pour le bien assourdir, mais ce précieux initiateur à « la joie de la forme, […] l’intuition d’une beauté qui s’oppose au malheur de vivre et qui permet d’entrevoir un au-delà du malheur. »
Prions sainte Jeanne d’intercéder afin que nous entrevoyions cet au-delà, elle qui l’a vu à travers les flammes.