L’étape ultime de la conquête de la nature a toujours été la conquête de la nature humaine. En effet, le projet de maîtrise rationnelle de la nature sera toujours essentiellement incomplet tant que l’homme lui-même y échappera, tant que sa nature sera pour lui un donné qu’il ne peut modifier à sa guise.
Cet objectif était implicite dès le Discours de la méthode. Descartes y explique que, grâce à la science nouvelle dont il a entrevu les principes, nous pourrions devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature ». C’est-à-dire non seulement jouir « sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent », mais aussi nous exempter des outrages de la vieillesse et même, suggère-t-il, modifier notre propre nature. « L’esprit dépend si fort du tempérament, et de la disposition des organes du corps, affirme Descartes, que s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. » Il ne paraît pas exagéré de dire que Descartes annonçait ainsi, il y a presque quatre siècles, « l’homme augmenté » que, aujourd’hui, on nous promet pour demain. En effet si, pendant longtemps, cet aspect crucial du projet de conquête de la nature a pu paraître chimérique, désormais, grâce aux progrès des « sciences de la vie » nous paraissons être bien près de le réaliser.
Une bioéthique de la licence
Pour les promoteurs de l’actuel « projet de loi bioéthique » discuté en ce moment à l’Assemblée Nationale, il est clair que ce moment est arrivé. Alléluia ! Nous avons enfin abordé la terre promise où l’homme devient entièrement maître de lui-même.
Et, nous ne serons pas étonnés de voir que ce sont des médecins, Agnès Buzyn, Olivier Véran et, surtout, Jean-Louis Touraine, qui se chargent de pousser avec ardeur ce projet et qui, tels des enfants lâchés dans un magasin de confiseries, s’efforcent de le bourrer jusqu’à la gueule de toutes les « avancées » imaginables, c’est-à-dire d’autoriser toutes les manipulations que la science rend possible.
En effet, avec le projet cartésien de maîtrise de la nature, la médecine devient la première des sciences dans l’ordre de l’utilité et, dès lors que nous admettons que celle-ci n’a plus simplement pour but de rétablir cet ordre naturel que nous appelons la santé mais qu’elle doit aussi nous rendre « plus sages et plus habiles », les médecins peuvent devenir des apprentis-sorciers qui soumettent le vivant à leur caprice, rôle autrement plus gratifiant, pour les caractères possédés par la volonté de puissance, que celui d’humble auxiliaire de la nature.
Si j’ai parlé de caprice, c’est parce que la disparition annoncée de la nature humaine sous le scalpel des « sciences du vivant » nous prive inévitablement de toute boussole morale. Plus rien n’est bon ou mauvais par nature, c’est-à-dire pour notre nature, et comme, par ailleurs, pour les zélateurs de ce « progrès », Dieu ne saurait exister (pour ne pas dire que les croyants sont des sortes de malades mentaux que, fort heureusement, la science devrait bientôt permettre de guérir de leur turlutaine), il n’existe plus rien d’autre pour nous orienter que notre volonté, c’est-à-dire nos désirs du moment.
Jean-Louis Touraine a donc tort lorsqu’il affirme qu’il défend une « bioéthique de liberté », car la liberté n’a de sens que par rapport à la nécessité et à la limite. Il devrait plutôt dire qu’il promeut une bioéthique de la licence : mon désir est ma loi.
Contre de tels hommes, tous les arguments tirés du nécessaire respect des limites ou du bien des enfants sont inopérants (même si eux-mêmes peuvent à l’occasion s’en servir, dans un but purement rhétorique) car leur projet est précisément d’effacer toute limite et que la notion de bien de l’enfant suppose l’existence d’une nature humaine qu’ils n’attendent que de voir expirer avec une joie inexprimable. En fait, contre de tels hommes, tout argument est, en un certain sens, inopérant.
En se révoltant contre l’idée d’un ordre naturel, ils se sont aussi révoltés contre la raison, car la raison ne peut nous orienter que pour autant qu’elle peut nous découvrir les natures des différents êtres. Plus précisément, ils ont rendu leur raison totalement esclave de leurs passions. Leur désir est leur loi et ils ne sont rationnels que dans le choix des moyens pour réaliser leurs désirs.
Libéré de la nature, esclave de ses passions
C’est l’un des paradoxes de la conquête de la nature : l’ultime étape de cette conquête aboutit, avec la destruction de la nature humaine, à rendre l’être humain (mais méritera-t-il encore ce nom ?) totalement esclave de ses passions, qui deviennent pour lui un donné brut, indépassable.
Peut-être dira-t-on que l’homme augmenté pourra aussi modifier ses passions grâce à un mélange judicieux de chimie et de thérapie génique, par exemple. Mais pour modifier une passion ou pour la supprimer, il faut un motif, un motif qui ne peut être qu’une autre passion, laquelle devient alors à son tour un donné qui s’impose à nous, et ainsi de suite à l’infini. L’homme est désormais condamné à faire tourner sans trêve la roue des désirs éphémères dans laquelle il est pris, jusqu’à la fin des temps.
Mais peut-être ces considérations paraîtront-elles excessivement subtiles, peu persuasives. Envisageons donc le problème sous un autre angle, un angle sous lequel il est plus aisé à percevoir. Dans The Abolition of Man, C.S. Lewis fait cette observation profonde :
Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir un simple accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature. Chaque nouveau pouvoir gagné par l’homme est aussi un pouvoir gagné sur l’homme. Chaque avancée le laisse plus faible, aussi bien que plus fort. A chaque victoire, l’homme est à la fois le général qui mène le triomphe et le prisonnier qui suit le char triomphal.
Dans le cas des sciences de la vie qui nous occupent, cela signifie la chose suivante.
Depuis toujours, chaque génération d’hommes exerce un certain pouvoir sur la génération qui lui succédera, en éduquant cette génération et en bâtissant l’environnement dans lequel elle vivra. Mais depuis toujours également, chaque génération nouvelle modifie l’environnement qui lui a été légué par la génération précédente et se révolte, ou peut se révolter, contre les traditions qui lui ont été transmises.
Affranchi du passé, maître du futur
Supposons maintenant que, grâce aux biotechnologies, l’homme soit devenu capable de maîtriser entièrement sa nature, de modifier ses caractéristiques à sa convenance, alors le tableau change entièrement.
La première génération d’hommes qui disposera de cette science biomédicale parfaite sera entièrement maîtresse du destin des générations suivantes. Grâce à cette science, elle sera capable de faire de ses descendants ce qu’il lui plaira : elle produira (le terme est ici parfaitement approprié) les enfants qui lui conviendront (si elle désire produire des enfants), qui seront dotés des caractéristiques qui lui conviendront et ces caractéristiques seront rendus permanentes par cette même science.
Comme cette génération dotée de la science biomédicale parfaite sera occupée à modifier l’humanité telle qu’elle a existé jusqu’alors, il est aussi possible de dire qu’elle sera celle qui résistera avec le plus de succès à toutes les générations qui l’ont précédée. Elle sera capable de se libérer de la tradition plus complètement et définitivement que n’importe quelle génération passée ou à venir.
Par conséquent, la vérité effective de la conquête de la nature, la vérité effective de l’augmentation progressive du pouvoir de l’homme sur la nature, c’est une génération d’hommes qui contrôle toutes les autres : une génération qui résiste totalement à celles qui l’ont précédée et qui dirige parfaitement toutes celles qui lui succéderont. Mais, à l’intérieur même de cette génération de maîtres, le pouvoir ne sera réellement exercé que par une toute petite minorité qui contrôlera les techniques permettant de contrôler la nature. Au bout de la conquête de la nature, nous trouvons une poignée d’hommes régnant sans partage sur le reste de l’humanité à travers la suite des temps.
Nous ne disposons pas encore, Dieu merci, de cette science biomédicale parfaitement aboutie, qui servirait infailliblement tous nos désirs, et peut-être une telle science n’existera-t-elle jamais (je suis porté à le croire). Mais, même avec les biotechnologies « imparfaites » qui sont les nôtres, nous pouvons d’ores et déjà discerner très clairement la direction dans laquelle nous nous dirigeons et qui est exactement celle prévue par C.S. Lewis.
Au bout de la conquête de la nature, une poignée d’hommes qui règnent sans partage sur le reste de l’humanité.
Le « projet de loi bioéthique » aujourd’hui en discussion vise à libérer la génération actuelle d’adultes de toutes les contraintes qui, jusqu’à maintenant, ont été liées à l’ordre naturel de la procréation : complémentarité des sexes, mariage, famille fondée sur les « liens du sang », obligations parentales objectives, etc. Chacun doit désormais pouvoir donner au mot « famille » le sens qu’il désire et l’extension qu’il veut. Ma famille, mon choix. Et cette « libération », si elle devient effective, si le projet de loi aboutit, aura pour conséquence qu’un certain nombre d’enfants de la génération suivante naîtront dans une configuration « familiale » qui sera le pur produit du caprice de la génération actuelle. Plus largement, toute la génération suivante se verra imposer un ordre « familial » qui n’aura d’autre justification que le caprice de la génération actuelle. Ou, plus précisément, le caprice d’une toute petite minorité d’hommes et de femmes de la génération actuelle.
Pour les enfants de la génération suivante conçus grâce aux prodiges des biotechnologies, la « liberté procréative » de leur parent deviendra leur héritage singulier, un héritage qui s’imposera à eux jusqu’à la fin de leurs jours. Un héritage qui, loin de les inscrire dans l’ordre immuable des générations humaines, toutes également soumises aux contraintes de l’ordre naturel de la procréation, n’aura qu’une seule justification : mes « parents » l’ont voulu ainsi.
Kévivyn ou Lilou-Térébentyne pourront avoir deux « mamans », ou deux « papas », ou trois, ou quatre, ou n’importe quelle combinaison d’adultes en âge de procréer, ils pourront connaître leurs géniteurs, ou pas, ils pourront avoir des liens biologiques avec leurs « parents » ou pas, cela ne dépendra que du « projet » qu’auront eu leurs « parents ». Et si, comme on peut s’y attendre, Kévivyn ou Lilou-Térébentyne devaient s’estimer moins que ravis d’avoir eu deux « papas », deux « mamans », ou trois, ou quatre, etc., s’ils devaient trouver que le « projet » de leurs « parents » se paye pour eux en souffrances et difficultés multiples, on leur répondra que la seule chose qui compte vraiment, c’est « l’amour » – c’est-à-dire le désir de leurs « parents ». Et la preuve qu’ils sont « aimés », c’est qu’ils sont là. Ils ont tout ce qui est nécessaire. Le reste est pure superstition, croyance en l’existence d’une nature humaine, vestige d’un passé heureusement révolu.
Dans l’ordre familial nouveau, Kévivyn et Lilou-Térébentyne seront privés même de la possibilité de se plaindre de leur sort (et si vous trouvez que leurs prénoms sont ridicules, dites-vous bien que l’absolue liberté des parents inclue l’absolue liberté du choix des prénoms).
Des « parents » totalement libres ne peuvent aboutir qu’à une seule chose : des « enfants » qui sont de parfaits produits. La liberté totale des uns est nécessairement l’esclavage des autres. Corrigeons donc Jean-Louis Touraine une ultime fois : la « bioéthique » qu’il promeut n’est pas celle de la liberté, c’est celle de la tyrannie.
Illustration : Jean-Louis Touraine défendant sans péril son projet de loi et attaquant sans gloire tout ce qui reste de la personne humaine : être vraiment père, être vraiment mère, être vraiment enfant.