C’est en tout cas ce que devait penser Marie-Reine, une cousine de la grand-mère de Denis Grozdanovitch, une femme dont il nous dit, dans son nouveau livre de pensées, Une affaire de style (éd. Grasset), qu’elle lui a beaucoup appris. Pendant ses vacances, le jeune Denis regardait la télévision avec cette dame, et il se délectait de ses commentaires, qui ne portaient jamais sur les propos tenus par les uns et les autres, mais sur leur allure, leurs vêtements, leurs tics, leurs moindres gestes, « cela au moyen d’un bon sens morphologique dont je sentais bien qu’il venait d’une tradition paysanne ancestrale tout à fait étrangère à la façon de juger que l’on peinait à m’enseigner à l’école. » Comme toujours, Denis Grozdanovitch est admirable par l’originalité de la pensée, par la pertinence de la langue, par l’audace d’être soi. J’en ai de la peine, mais c’est lui qui a raison avec Marie-Reine, et non La Fontaine et sa mère souris pompeusement radoteuse. Parce que la mine, c’est le style, et que « le style est de l’homme même », c’est Buffon qui l’a dit, lui qui était un observateur réellement savant des animaux, et même de cet animal surdoué pour se donner en spectacle, l’homme. Les animaux font des parades amoureuses saisonnières ; l’homme, lui, est perpétuellement en représentation.
Or, s’il se donne en spectacle sans être passé par aucune école d’art dramatique, c’est bien parce que le spectacle qu’il donne si naturellement révèle le fond du sac. Voilà des remarques qui vont loin, vous vous en doutez, et nous ramène à vive allure à notre auteur, lequel, en pleine exploration du mystère des apparences, parle de style, de tous les styles. Il y a les « couillons magnifiques », comme Du Bellay appelait les doges de Venise, qui ne sont que toge, gondole et paillettes, et puis il y a les types qui en ont, dont le style est une échelle de soie pour descendre dans leurs profonds labyrinthes, et en remonter tout aussitôt, parce que l’essentiel est dans ce qui se voit, ce qui se touche et se sent, et qui émerveille, comme le montre avec talent cet écrivain que je n’ai pas lu, mais dont Denis Grozdanovitch dit le plus grand bien, John Cowper Powys. Je vais donc le mettre à mon programme de lectures prochaines, car Denis Grozdanovitch est aussi indiscutable que l’éléphant est irréfutable.
Après avoir placé la balle comme pas un en tant que champion de grande paume, le triomphant Denis s’est fait lecteur dans les pas de Montaigne, ce magicien qui tirait de ses lectures des tas de merveilles. Parce que, quand on sait que le style est essentiel, il n’y a rien de tel que les livres pour apprendre à connaître l’homme, cet animal à deux pattes sans plumes, selon Platon, ou si on préfère, ce singe sans poils, selon le plus fameux éthologue de la Suisse éternelle. Denis-le-lecteur se promène au milieu des livres comme Montaigne au milieu de ses auteurs anciens, et il en tire des choses émerveillables qu’il nous partage généreusement. Pour vous mettre en appétit, je vous dirai qu’il nous parle de Montherlant avec une désinvolture qui ne peut venir que d’une très vieille amitié ; ce n’est pas, bien sûr, la désinvolture de l’imbécile heureux, mais celle de celui qui connaît à fond les gens qu’il aime fréquenter, qui a percé les petits secrets qui les rendent attachants, qui a goûté aussi leur immense talent à avoir du style, à mettre du style dans tout ce qu’ils font ou qu’ils disent, ce style par où ils vous accrochent pour toujours, comme fait Henry, le « fantoche sublime ».
Je ne peux pas vous dire tout, on en tombera d’accord, mais il faut que je place quelques mots sur Proust, sur la façon dont Denis parvient à dire du neuf sur cet auteur que les commentateurs de tous rangs ont tellement exploité qu’ils l’ont transformé en désert battu par le vent des gloses. Denis-le-débroussailleur va au tuf ; après avoir joué de la pelle et du râteau, il rassemble des terres neuves, et nous fait entrevoir un homme qui a construit son œuvre sur sa conversion, comme un vrai moine, sa conversion à sa propre vérité, celle qu’on passe trop souvent sa vie à fuir, « et qui est tout simplement notre vie, la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie ». On a l’impression de le savoir, mais quand c’est Denis-le-futé qui nous le répète en y ajoutant ses remarques incisives, on a l’impression qu’il déblaie un terrain que nous avons laissé recouvrir de poussière et de débris divers, qu’il nous rend notre « liberté intérieure », celle qui donne « le courage d’assumer notre véritable destin », d’oser avoir du style.
S’il y en a un autre qui en a, du style ! c’est Jean-Louis Ezine ; il nous en fait une démonstration magistrale dans son dernier récit, La chaise (éd. Gallimard). Il place sous le titre le mot « roman », mais c’est une blague ; car c’est sa vie qu’il nous raconte, sans prendre les gants d’en faire une biographie, mais alors, pas du tout ! Donc, il nous raconte comment il a croisé des chaises dans sa vie pleine de trous, comment il descend d’une race prédestinée au défaut d’ascendant mâle : son père est un géniteur d’occasion, qui a laissé sa mère poursuivre seule son destin de femme de ménage, jusqu’à l’étang où elle s’enfonça, après avoir, comme Empédocle au bord de son volcan, déposé ses chaussures sur le rivage. Ce n’est pas gai tout ça, mais Jean-Louis Ezine y met l’entrain de son style, nous prouvant ainsi le caractère héroïque de son âme. Écrire avec cette alacrité, ce génie des trouvailles, cette allégresse d’invention, c’est avoir du panache, c’est être un chevalier sans peur et sans reproche, c’est être brillamment français, c’est – pour tout dire à sa façon – vouloir satisfaire sa « faim d’honneur et de vertu ». Que voulez-vous, quand on écrit en bon français, on ne peut qu’avoir du style. Le français est une langue du miracle, elle oblige celui qui le parle à se hausser du col, à se tenir droit et fier, même et surtout quand il va d’une chaise à l’autre, comme dans cet exercice d’art dramatique qu’imposa à notre héros « l’illustre Jo Tréhard » au Théâtre-Maison de la culture de Caen.
Donc, il cherche ses origines. Il rencontre des dames du temps jadis sorties de nulle part, il fouille les archives, ces vieux papiers qui sentent la crotte de souris ; il y trouve des briseurs de cailloux pleins de dignité, puis des héros, dont le résistant Jean Caby, sans lequel le débarquement à Obama Beach aurait peut-être foiré ; du coup, il rêve que la statue du légendaire cornemuseux Piper Bill descende de son socle… « C’est de ce fantasme que m’est venue l’idée certainement étrange de donner une sorte d’aubade à chacun des miens partout où ils ont souffert et vécu. » Pour cela, il choisit le violoncelle. Voilà une vraie décision de héros : apprendre à jouer du violoncelle à 60 ans, dans le dessein généreux de réjouir des fantômes. Or, et c’est là, vous l’avouerez, une magnifique coïncidence, on ne joue du violoncelle que sur une chaise, dont nos fesses ont dû apprivoiser l’assise. Car il y a du mystère dans cet instrument : non seulement il demande une chaise, mais il transforme ce meuble, il le rend vivant, lui donne une voix, « car la chaise est un instrument à part entière ». La chaise, vous dis-je ! s’écrie-t-on avec Toinette, qui, dans le Malade imaginaire, s’enthousiasmait sur le même ton pour le poumon. L’auteur nous le confie avec une modeste fierté : « Sans vouloir exagérer mes mérites, je crois exceller dans les métiers de chaise […] j’eusse savouré de patienter en gardien de square, de musée ou de phare. » Donc, toute cette histoire va tourner autour de la chaise inéluctable du violoncelliste, jusqu’à ce que, « la mort dans l’âme », il doive renoncer à son projet sur avis médical, la station assise menaçant gravement sa santé. Aux temps anciens, les dieux descendaient parmi nous incarner la fatalité ; aujourd’hui, les médecins tiennent cet emploi avec tout un barnum scientifique – ça fait plus sérieux.
Accablé par le sort, l’auteur s’attriste : « j’ai commencé, avoue-t-il, à considérer les chaises avec méfiance » et chagrin, car « m’arrachant à ma chaise, on m’arrachait à mon être. Privé de l’instrument, c’était comme si j’avais perdu quelqu’un, un deuil. » Mais s’il y a renoncé, le violoncelle a auparavant inspiré à l’auteur des passages succulents, comme celui-ci : « d’aucuns jouent du violoncelle les pieds nus et on les voit décoller sans honte un orteil, qui rase le sol comme une hirondelle avant l’orage, danser presque, au mépris de toutes les consignes. On voit par là combien le violoncelliste est un personnage difficile à représenter de manière un tant soit peu exacte. » Si Courbet s’est emmêlé les pinceaux en tentant de se peindre jouant de cet instrument, Jean-Louis Ezine a parfaitement réussi à nous brosser ces quelques lignes à la Vialatte : même coup d’œil, même réalisme souriant, même sagesse inquiète qui se cache derrière les espiègleries, et surtout, même rythme. Ah, le rythme ! c’est comme à la bourrée : il faut faire « claquer les sabots » !
Denis Grozdanovitch, Une affaire de style, Grasset, 2025, 234 p. , 20 €
Jean-Louis Ezine, La chaise, Gallimard, 2025, 208 p. , 20 €