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John Coltrane : l’audace du divin

Auteur des biographies de Charlie Parker, Miles Davis, Oscar Peterson, Benny Goodman et Keith Jarrett chez Actes Sud, Jean-Pierre Jackson s’attache cette fois à une voix majeure du saxophone qui marqua profondément l’histoire du jazz.

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John Coltrane : l’audace du divin

John Coltrane Jazz Musician, Saxophonist 01 May 1965 Date: 01-May-65 - Mary Evans/AF Archive - 12044447.JPG - Credit: Mary Evans/AF Archive/SIPA - 1907041137 --- Please use full Credit line: Mary Evans/AF Archive. **Warning** This Photograph is a publicity still and can only be used for editorial purposes. Allstar Picture Library do not own the copyright of this images as it was supplied by a production/publicity

Le format de cette collection impose un exercice de concentration du propos auquel l’auteur se livre avec habileté. La biographie proprement dite demeure plus que succincte. En revanche, nous suivons le parcours professionnel du saxophoniste à travers ses concerts et ses enregistrements grâce à d’abondantes et précises données documentaires et de substantielles considérations techniques nous permettant d’appréhender l’indéniable originalité de son œuvre.

En quête de maîtrise

La jeunesse de John Coltrane, né à Hamlet (Caroline du Nord) le 23 septembre 1926, est marquée par le décès de son père et de plusieurs membres de sa famille. Il se réfugie dans la musique et intègre la fanfare de High Point et l’orchestre de son lycée. À 18 ans, il suit les cours de l’Orstein School of Music et des Granoff Studios à Philadelphie. À la recherche d’une « lumière intérieure », l’apprenti ne cesse d’améliorer sa maîtrise instrumentale et sa connaissance de la théorie musicale. Admirateur de Johnny Hodges, Coltrane se révèle un travailleur acharné. « Mon premier job véritable, je le décrochai à Philadelphie en 1945 où je jouais avec un pianiste et un guitariste. Une sorte de musique de cocktail, mais ça me permettait de vivre !1 » Un concert de Dizzie Gillespie et Charlie Parker lui fait prendre conscience des nouveautés du be-bop. Son premier enregistrement date du 13 juillet 1946 avec les Melody Makers d’Hawaï, alors qu’il effectue son service militaire dans la marine. Il se produit ensuite au sein de divers groupes à travers les États-Unis. L’influence du pianiste Hasaan Ibn Ali est capitale : Coltrane hérite de ses fameuses « nappes de son » élaborées au début des années 1950. À l’automne 1949, il est enrôlé dans l’éblouissante phalange de Dizzie Gillespie qu’il quitte en 1951. S’ensuit une période en free lance où il joue avec les ensembles d’Earl Bostic, Gay Crosse ou Bill Carney. Il commence alors à se droguer, initié par de « bons amis », et ne se libère de l’héroïne qu’en 1958. Afin de perfectionner encore ses acquis théoriques, il s’immerge dans l’austère Thesaurus of Scales and Melodic Patterns de Nicolas Slonimsky. Sa vitalité et ses innovations en concert font l’admiration de tous. Thelonious Monk, « architecte musical de tout premier ordre » qui engage le musicien en 1957-58, « a été un des premiers à me montrer comment jouer deux ou trois notes au ténor. On le fait avec un faux doigté en ajustant les lèvres. Si tout va bien, on obtient des triades.2 » Son solo dans Blue train, enregistré en 1957, « est loin d’être traditionnel, introduisant avec aisance une flamboyante polytonalité. »

« Un cri humain dans la nuit » (Ira Gitler)

Avec le sextet de Miles Davis qu’il a rejoint – une sorte de consécration –, il grave Milestones en 1958 et entre dans sa période modale qui « représente une alternative aux progressions harmoniques complexes héritées du be-bop. » Deux ans plus tard, l’album Giant steps l’érige comme le saxophoniste le plus important du jazz moderne. L’improvisation modale est ici abandonnée. Le morceau éponyme est si difficile d’exécution qu’il ne le joua jamais en public. Sur ce même disque figurent Naima, ballade dédiée à son épouse, et Syeedas Song flute dédié à sa fille adoptive. La famille s’installe dans le Queens, à New York.

En 1960, au cours d’une tournée en Europe, lors des deux concerts à l’Olympia de Paris, « les interventions de Coltrane en solo sont systématiquement sifflées par une partie du public. » C’est aussi l’année de l’enregistrement de My favorite thing, paru en 1961, revisitant quatre standards bien connus signés Gershwin, Porter, Rogers & Hammerstein (La Mélodie du Bonheur), où son inventivité atteint son acmé : passages incantatoires, nappes sonores du saxophone soprano, doubles sons, groupes de notes asymétriques, style panmodal, etc. « Certains passages évoquent le raga indien, qu’il a découvert et étudié grâce à Ravi Shankar, d’autres, utilisant des pédales toniques, créent une sorte de polyphonie semblable à celle des suites pour violon ou violoncelle de Bach où des lignes mélodiques distinctes peuvent être entendues simultanément par l’utilisation de sauts d’intervalles. L’effet est envoûtant, hypnotique. » C’est un énorme succès et son morceau préféré, qu’il joue désormais dans tous ses concerts.

L’album suivant, Africa/Brass, atteste autant de l’intérêt de Trane pour les musiques traditionnelles du monde que pour la cause des droits civiques. Lors d’une prestation à l’Olympia en 1961, la journaliste Catherine Pierre analyse pertinemment : « Par ses cascades de notes suraiguës, coupées parfois de graves étonnants, par ses « vibratos » répétés à l’infini, il exaspère les nerfs jusqu’à la limite de ce qu’ils peuvent supporter. Sa musique inquiète. Plus tourmentée que douloureuse, elle évoque de façon trop suggestive l’image d’une civilisation affolée, démente. »3

Désormais, son groupe fait partie des plus demandés avec la formation de Miles Davis, le trio de Bill Evans, le sextet de Cannonball Adderley, le quintet de George Shearing, les Jazz Messengers d’Art Blakey.

« I am going to make a change »

À l’été 1963, Coltrane se sépare de sa femme Naima, puis rencontre la pianiste Alice McLeod. « La conscience sociale et l’aspiration religieuse cherchent désormais à trouver place dans sa musique et déterminer de façon progressive le répertoire et son traitement musical. » Le titre Alabama fait référence à l’attentat meurtrier contre l’église baptiste de Birmingham perpétré par le Ku Klux Klan le 15 septembre.

Enfermé cinq jours de rang dans sa chambre, en 1964, il écrit A Love Supreme. « C’est la première fois que j’ai tout reçu de la musique que je veux enregistrer sous la forme d’une suite », confie-t-il à Alice. Rarement le sens du sacré et de la liturgie aura à ce point imprégné l’esthétique d’une partition de jazz. La transe créatrice de ces quatre mouvements (Reconnaissance, Résolution, Accomplissement, Psaume) stupéfia le public du festival d’Antibes-Juan-les-Pins le 26 juillet 1965 lors de sa première interprétation publique. Issu d’un milieu baptiste, Coltrane côtoie l’islam, étudie bouddhisme et hindouisme ; sa spiritualité penche vers le déisme, vers la croyance en une transcendance créatrice. L’album paru en 1965 s’écoule à plus d’un demi-million d’exemplaires vendus en cinq ans.

La pensée artistique coltranienne vise à atteindre l’universel. Toute l’énergie physique et psychique est convoquée pour une incantation instrumentale débouchant sur l’expérience du mystère. En 1965, « avec Om [son sacré de l’hindouisme], toutes les conventions sont brisées : tonalité, rythme régulier, structure immédiatement sensible. Coltrane franchit un nouveau pas vers l’atonalité et l’improvisation libérée de toute organisation préalable. » N’a-t-il pas alors « atteint les limites d’une esthétique du cri qu’il recherchait obscurément depuis quelque temps » ?

Un cancer du foie l’emporte le 17 juillet 1967 à New-York. « Il avait toujours l’air d’avoir une mission », se souvient le saxophoniste Pat LaBarbera4. « Mon but, confirme d’ailleurs Coltrane, c’est d’élever les gens autant que je le peux, les inspirer afin qu’ils réalisent de plus en plus leurs capacités à vivre des vies ayant du sens.5 »

 

À lire :

  • Jean-Pierre Jackson, John Coltrane, collection Musique, Actes sud, 2022
  • Lewis Porter, John Coltrane, sa vie, sa musique, collection Contrepoints,
    éditions Outre Mesure, 2007

À écouter :

John Coltrane, The Heavyweight Champion. The Complete Atlantic Recordings.  7 CD Rhino Record

John Coltrane, The complete Africa/Brass sessions, 2 CD Impulse Record

John Coltrane, A Love Supreme : Live in Seattle, 2 CD Impulse Record

À voir :

John Coltrane, Live in 60, 61 & 65, 1 DVD Jazz Icon

 

1. François Postif, Les Grandes Interviews de Jazz Hot, éditions de l’Instant, 1989.

2. Interview par Don DeMichael, Down Beat du 29 septembre 1960.

3. Le Monde du 22 novembre 1961.

4. Lewis Porter, The John Coltrane Reference, Routledge.

5. Présentation du disque Méditation, 1965.

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