Membre de l’Institut, Jean Tulard a été professeur d’histoire moderne à la Sorbonne. C’est le spécialiste bien connu de Napoléon, et quoique non médiéviste, il a accepté de répondre à nos questions en tant qu’historien du cinéma, dont les dictionnaires font autorité.
La figure de Jeanne d’Arc a suscité de nombreux films. Est-ce à dire que sa représentation est assez populaire pour inspirer producteurs et réalisateurs ?
De très nombreux personnages historiques ont inspiré le cinéma, mais quelques-uns se distinguent nettement par leur nombre d’apparitions sur les écrans. Jésus mis à part, le premier de tous, c’est Napoléon. Ensuite, viennent Richelieu et Marie-Antoinette qui est la dernière valeur montante des héroïnes de l’histoire servies par le cinéma. En nombre de films, Jeanne d’Arc ne vient qu’après. Mais elle bénéficie d’une particularité : à une ou deux exceptions près, son personnage n’a jamais été parodié ou ridiculisé. Même Luc Besson, dans son film de 1993 avec Milla Jovovich, l’une des interprètes les moins crédibles du rôle dans toute l’histoire du cinéma, est resté respectueux, sur le plan des images, d’un personnage dont une grande part de la dimension lui échappe. C’est difficilement explicable, mais Jeanne inspire aux cinéastes un respect qu’ils n’ont pas souvent pour les rois, les empereurs ou les chefs d’Etat. Certes, dans son film de 1916, Johan the Woman, Cecil B. De Mille imagine un soldat, Eric Trent, qui ayant échoué dans sa tentative de séduction de la Pucelle, incarnée ici par Géraline Farrar, la livre par vengeance aux Anglais. Mais, en dépit de l’aspect délirant de cet ajout romanesque qui ne fait qu’obéir aux canons hollywoodiens, le film reste parfaitement respectueux du personnage et Geraldine Farrar est une Jeanne plutôt convaincante.
Précisément, revenons aux interprètes. Selon vous, quelle actrice, du premier film sur le sujet à aujourd’hui, incarne le mieux Jeanne d’Arc ?
Pour moi, la meilleure c’est Simone Genevois dans le film de Marco de Gastyne, La Merveilleuse Vie de Jeanne d’Arc, sorti en 1929. C’est aussi l’un des films les plus importants sur le sujet, nous y reviendrons. En deuxième, je placerai bien entendu Maria Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, sorti un an avant le film de Gastyne et dont l’immense succès critique et public empêcha ce dernier de sortir de l’ombre. Enfin, je citerai tout de même Ingrid Bergman, qui n’est pas si mauvaise que cela dans le film de Victor Fleming de 1948, sans oublier Florence Delay dans Le Procès de Jeanne d’Arc de Robert Bresson en 1962. Notons également la prestation, approuvée par Régine Pernoud, de Sandrine Bonnaire dans le film de Jacques Rivette de 1993, Jeanne d’Arc, que j’ai trouvé assez ennuyeux dans sa réalisation, en dépit d’une rigueur historique plutôt satisfaisante. Pour l’anecdote, il faut signaler une Jeanne d’Arc incarnée en 1954 par Michèle Morgan dans le film à sketches, Destinées ; Jean Delannoy mettait en scène le miracle de Lagny qu’il est le seul à avoir montré. Enfin, notons que Jean Seberg joua le rôle de notre sainte nationale dans un film plutôt raté d’Otto Preminger.
Parmi les trente-cinq films sur Jeanne d’Arc sortis en cent-quatorze ans de cinéma, lesquels vous semblent les plus importants et pourquoi ?
En ce qui concerne la mise en scène, c’est incontestablement Dreyer qui l’emporte. C’est du pur cinéma réaliste. La Passion de Jeanne d’Arc, dont la version originale a été reconstituée en 1985, est un formidable exemple de réussite artistique à partir d’un sujet historique. Le choix des acteurs qui entourent Maria Falconetti, en particulier Antonin Artaud dans le moine Massieu, Maurice Shutz en Nicolas Loiseleur et Michel Simon en Jean Lemaître, n’y est pas pour rien. Mais c’est par son langage en gros plans sur les visages et son stylisme extrêmement épuré que Dreyer surpasse tous les autres, même si je garde une affection particulière pour le film de Gastyne que je considère, du point de vue de l’historien, comme le film le plus juste et fondateur d’une certaine tradition du film historique à la française. Sur le Moyen Âge, c’est le Henry V de Laurence Olivier qui surpasse tous les films, mais en France, on a une conception plus théâtrale de la représentation historique au cinéma. à l’écran, nous épousons donc plus facilement le point de vue de Sacha Guitry… Et comme il ne s’est que peu intéressé à une histoire antérieure au règne de Louis XIV, il ne s’est jamais penché sur le cas Jeanne d’Arc. Finalement, il y a donc plus de films étrangers que de films français sur le sujet.
A la lueur de la filmographie de Jeanne d’Arc, quelles conclusions tirez-vous de la relation histoire-cinéma ? En d’autres termes, le film historique est-il possible ?
Le vrai film historique, c’est l’actualité filmée. On est au cœur d’une action qui est en train de se dérouler et dont on ne connaît pas l’issue. L’inconvénient est que la caméra ne se trouve pas toujours placée au bon endroit, puisque le scénario n’est pas écrit par avance. J’ai eu l’occasion de parler de cela avec le regretté Pierre Schœndœrffer. S’il tenait tant à réaliser un film sur la bataille de Dien Bien Phu, c’est qu’il l’avait déjà filmée, dans la réalité, mais que ses bandes lui avaient été confisquées au moment de sa capture. Cependant, disait-il, « c’est un mal pour un bien, puisque maintenant je vais pouvoir filmer une page d’histoire en plaçant mes caméras à l’endroit exact où j’aurais voulu être au moment des faits ». Voilà, c’est toute la problématique du film historique : il faut que les caméras soient au bon endroit pour mieux saisir les images qui participeront à la construction d’un mythe. De ce point de vue, le vrai film sur Jeanne d’Arc, n’existe pas. Il reste à écrire et réaliser.