« Il ne faut pas dévoiler le secret du roi ». Cette citation bliblique convient parfaitement à Jeanne d’Arc. S’il est, en effet, ardu de percer le secret d’une âme – et d’ailleurs le doit-on ? –, dans le cas de cette sainte la chose est plus difficile encore. D’abord parce que nous nous heurtons à l’écueil de l’imagerie, vive, même chez les catholiques, de la guerrière. Ensuite, parce que nous rencontrons le problème des sources, essentiellement constituées par les minutes des procès et des témoignages indépendants à l’historicité peu assurée. Enfin, parce que le tempérament de Jeanne lui-même augmente la difficulté : elle veillait jalousement au secret de son cœur à cœur avec « son conseil ».
Le propos, dans le cadre restreint de cet article, sera de dessiner à grands trait un portrait, le plus vérace possible, de sainte Jeanne d’Arc, dans son union intime au Christ, puisque la vie mystique chrétienne est essentiellement cela : vivre caché en Dieu avec Jésus-Christ.
Il faut éviter de tomber, ou de rester, dans le cliché du myticisme patriotique ou nationaliste, car si Jeanne est française, elle est aussi une sainte de l’Église romaine et donc supposée intéresser tout catholique. Sa vocation chrétienne de baptisée parfaitement accomplie, dans ses partcularités, a une signification universelle : sa destinée particulière, formellement et profondément française, est universelle grâce précisément à ce qui est le moteur de son action, son union au Christ. Cette action se déploie dans le contexte historique de la guerre de Cent Ans et plus particulièrement après le funeste traité de Troyes de 1420 qui livre la France au roi d’Angleterre. Aussi, la geste johannique est d’abord un rétablissement du droit et de la justice terrestres mais en tant qu’ils reflètent la justice et le droit divins. En rétablissant la royauté légitime, quels que soient les mérites de Charles VII, Jeanne affirme la primauté de la monarchie divine du Christ. Cette monarchie est entièrement de rédemption universelle : « instaurare omnia in Christo ». Combien de fois, lors de son procès, ne manifeste-t-elle pas ce souci du salut de son âme, de celles des Français et de celles des Anglais ? Rétablir le droit terrestre, c’est faire éclater la primauté du spirituel, la primauté de la Providence qui octroie à chaque nation une place dans le plan de la rédemption. Le salut de la France, c’est le salut des Français, des âmes des Français et, au-delà, de toutes les âmes. Ce souci rédempteur est, je crois, la coloration générale de la spiritualité de Jeanne et le cœur de sa vocation.
Allons plus avant et commençons par la fin : le bûcher. Du corps vierge de Jeanne, il ne resta rien – ou seulement, peut-être, son coeur ! Elle fut toute transformée en esprit ! Sa délivrance fut, aux yeux de tous et symboliquement, totale. On connaît la similitude entre le feu et l’Esprit Saint. Dans ce brasier consumant son corps vierge, elle est configurée au Christ qui « brûle d’un grand désir » et qui, de la croix, crie « tout est consommé ». Le cri de Jeanne, son dernier mot terrestre, fut le nom de Jésus articulé à plusieurs reprises. Ce nom figurait, avec celui de Marie, sur son étendard plus chéri que son épée ; elle l’invoqua tout au long de sa vie et durant son procès.
L’efficacité du nom de Jésus
La spiritualité du nom de Jésus prit son essor avec Bernardin de Sienne, franciscain de l’Observance. On sait, de Jeanne elle-même, qu’elle fréquenta des frères mendiants, donc des franciscains. On peut supposer que cette dévotion au Saint Nom de Jésus ait pu lui être communiquée d’une manière ou d’une autre. Cette spiritualité fort simple insiste sur l’efficacité de présence salvifique du Nom même de Jésus parfois réduit graphiquement à IHS. On peut dire que toute la spiritualité de notre sainte est un déploiement de cette efficacité du Nom : déploiement politique, ecclésial, spirituel ; déploiement dans l’action et dans la contemplation. Jésus comme cri de délivrance ultime, Jésus sur l’étendard des batailles, Jésus depuis toujours ! Au finistère de sa vie, configurée à l’Innocent, Jeanne remet l’esprit dans le nom de Jésus.
Le procès, les prisons, furent pour elle une nuit de l’esprit progressive et fulgurante. Éprouvée par l’Église militante, abandonnée de l’Église triomphante, Jeanne doute, vit une effroyable nuit spirituelle rendue plus terrible encore par la matérialité de sa détention. L’Église se perd en ruses, ses voix semblent se contredire soudain : elles lui assurent une prompte délivrance et, en même temps, lui disent de s’abandonner à la volonté de Dieu. Les minutes du procès gardent la trace de ce tourment même si Jeanne ne se départit jamais de sa force d’âme. À la toute fin, elle dira « mes voix ne m’ont pas déçue ».
Mais qu’étaient ces fameuse voix ? De prime abord, on pourrait croire qu’il ne s’agit que de phénomènes de locutions, comme dit la théologie mystique : « voix » intérieures mais qui frappent le sujet comme si elles s’adressaient aux sens. Or, durant le procès, Jeanne parle plusieurs fois d’apparitions, soit de « clartés », soit plus formelles. Ce ne sont donc pas uniquement des phénomènes auditifs mais aussi visuels. Elle voit, à l’une ou l’autre reprise, ses conseillers célestes sans toutefois pouvoir les décrire aisément. Elles les entend mieux qu’elle ne les voient. C’est donc en termes auditifs que cette expérience mystique est dite : le sens de l’ouïe est le plus significatif, dans l’expérience spirituelle de Jeanne. Son conseil lui parle, l’oriente, l’exhorte ; « écoute ma fille et tend l’oreille ». Cela n’est pas sans rappeler le « écoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est Un ». Les voix sont trois, essentiellement : saintes Catherine et Marguerite, et saint Michel. Durant le procès, Jeanne parle aussi d’une visite de saint Gabriel. Catherine et Marguerite, vierges et martyres, sont très populaires au Moyen Age. L’une et l’autre sont jetées en prison, l’une et l’autre sont soumises à des juges. La première triomphe de ses juges avant de mourir la tête tranchée par l’épée, la seconde triomphe d’un dragon symbole du mal. Jeanne se conforme progressivement aux deux saintes. De sainte Catherine elle reçoit son épée et la sagesse, de Marguerite la force de triompher du mal par son innocence.
Purification mystique, de l’appel au martyre
Saint Michel est l’Ange protecteur, le sien propre et celui du royaume au moins depuis que Charles VII l’a voué à l’Archange. On peut constater la même croissante conformité de Jeanne à saint Michel et parfois on se demande si en parlant de Michel, Jeanne ne parle pas d’elle-même. Son approche des genres, rendu encore plus probant par l’habit d’homme qui s’identifie à sa mission, accentue ce trait capital : Jeanne est la manifestation visible de l’Archange, incarnée surtout durant les batailles, assumée peu à peu depuis Vaucouleurs et ayant un de ses apogées durant le sacre.
Il faut ici dire un mot de la « triple donation » et de sa portée spirituelle. Quelle que soit l’historicité de cet épisode, il est très représentatif de l’esprit de Jeanne et de sa vie mystique. Jeanne donc demande pour elle le royaume, Charles le lui donne par acte notarié. Le même acte enregistre le fait que Jeanne donne ce royaume au Christ et que le Christ, par la voix (sic) de Jeanne le redonne à Charles VII. Cet échange est aussi une métamorphose : le royaume reçu par Jeanne n’est pas exactement pareil à celui que Charles reçoit du Christ. Jeanne reçoit la France politique, le royaume hérité par la légitimité dynastique rétablie, le Christ donne à Charles VII la France comme lieu particulier d’accomplissement du salut. C’est donc un royaume pour le salut que Charles reçoit, c’est le royaume tel qu’il est dans le cœur du Christ, seul roi des peuples et donc de France. Cet épisode manifeste la royauté universelle du Christ que les pouvoirs politiques légitimes sont censés manifester pour le bien temporel et éternel des gens. Nous sommes au cœur d’un patriotisme ouvert et à mille lieues d’un nationalisme sacré.
Finalement, toute la vie mystique de sainte Jeanne est là : manifester l’universelle royauté de Jésus. C’est pour cela qu’elle fut extraite de Domrémy, aux marges du royaume, retirée à ses parents de qui elle apprit toute sa croyance. Depuis sa vocation, la première visite des voix, dans l’éclat de l’heure de midi, commença pour elle une purification, que les traités de mystique appellent nuit des sens. Cette nuit la dépouillera de tout ce qui n’était pas en elle pleine virginité et pleine disponibilité aux voies de Dieu. Le doute déjà, les premières tentatives de persuasions, le départ pour Vaucouleurs, Chinon… Ce lent dépouillement de Jeannette pour devenir la Pucelle, signifié par l’habit, les batailles, les blessures, est une purification active et passive, vécue dans la prière constante, jusqu’à l’affreuse nuit de l’esprit que fut son procès. Dans cette déréliction, Jeanne, archangélique, transsubstantiée en Catherine et Marguerite, se dépouille du dernier lien : sa mission elle-même. La délivrance et la victoire finales, promises par ses voix, c’est en Jésus qu’elle les trouve.