Rédacteur en chef au Figaro où il est chargé des religions, Jean-Marie Guénois est un des meilleurs spécialistes français du Vatican. Dans son livre, Jusqu’où ira François ? (chez JC Lattès), il analyse les enjeux théoriques et humains d’un pontificat qui n’a sans doute pas fini de surprendre.
En quoi l’avènement du pape François était-il « imprévu » comme vous l’écrivez dans votre livre ?
Concurrent malheureux du cardinal Ratzinger en 2005, Bergoglio n’a pas un statut de « papabile » lorsque s’ouvre le conclave de 2013, et tout porte à croire que son heure est passée. Mais une conjonction de facteurs va bouleverser la donne. à l’époque, la renonciation de Benoît XVI a plongé le Vatican dans un désarroi profond au terme d’une série de scandales sans précédent. Le Vatileaks, notamment, a considérablement terni l’image de l’administration pontificale. Au point qu’une sorte de psychose s’est emparée du corps cardinalice qui développe une véritable culture anti-italienne. Les cardinaux votants italiens représentent cependant une masse critique qui pèse sur l’élection.
Mais ils se divisent sur la candidature de leur champion. Fort tempérament, très apprécié de Benoît XVI qui l’a nommé au prestigieux siège de Milan contre l’avis de l’épiscopat italien, le cardinal Scola s’est progressivement imposé comme le successeur « naturel » du pape allemand. Une telle prétention est souvent contre-productive au Vatican où il ne s’est pas fait que des amis… C’est dans ce contexte morose où aucune personnalité ne semble en mesure d’emporter l’adhésion que le futur pape François prononce, en ouverture du conclave, un discours tonique qui fait forte impression.
Est-ce à dire que l’oublié Bergoglio s’est imposé auprès de ses pairs comme « l’homme providentiel » qu’ils recherchaient ?
On peut le dire comme cela, même s’il faut nuancer. L’Argentin n’arrive pas de nulle part. Au conclave de 2005, il était le candidat des réseaux progressistes, ceux des cardinaux Danneels et Kasper, héritiers spirituels du cardinal Martini, très en pointe, dès les années 70, sur les questions morales. Ces réseaux avaient perdu la partie en 2005 contre le camp conservateur, alors mieux organisé. En 2013, grâce à l’effet inattendu et libérateur de cette candidature d’un homme âgé qui n’a rien à perdre, ils se mobilisent et prennent leur revanche. Sans même regarder le contenu du programme de l’homme qu’ils placent sur le siège de saint Pierre.
L’opposition entre un Benoît XVI « conservateur », de droite, et un François « progressiste », de gauche, est donc justifiée ?
C’est vrai tout en étant faux. On peut dire avec certitude que François est un social-démocrate et qu’il est de gauche sur le plan politique. Mais il est aussi éminemment catholique et missionnaire. Il serait en effet absurde d’enfermer un religieux, pape qui plus est, dans une catégorie politique. François est un mystique qui prie énormément. Ce qu’il souhaite, c’est sortir la catholicité de son confort, de son entre-soi, pour la tourner tout entière vers l’esprit évangélique. Il veut que l’église parle du Christ là où on n’en parle jamais, jusqu’aux marges, aux périphéries. D’une certaine façon, il reprend le programme de relance de l’église catholique de Jean-Paul II par cette nouvelle nouvelle évangélisation. Les progressistes, qui pensaient enfin tenir « leur » pape, en sont d’ailleurs pour leurs frais. Car si les chrétiens de gauche vénèrent son discours social, ils sont aussi complètement désarçonnés par son action missionnaire et son prosélytisme catholique. Tout ce qu’ils ont toujours combattu !
Comment situez-vous l’actuel pontificat par rapport au précédent ?
Sur le plan doctrinal, il est clairement en rupture avec le pontificat de Benoît XVI qui a consisté à donner une juste interprétation du concile Vatican II. François remet indiscutablement en cause ce que son prédécesseur appelait « l’herméneutique de la continuité », associant la modernité à la tradition de l’église. Contrairement à Benoît XVI, François n’est ni un intellectuel ni un théologien de haut vol mais un homme d’action. Pour lui, il faut arrêter de parler du Concile et le mettre en pratique. Nous y sommes.
De nombreux catholiques sont troublés par ce retournement…
On observe en effet une certaine inquiétude, notamment en ce qui concerne les questions de doctrine. Le pape a récemment nommé à Chicago, un des plus importants diocèses des États-Unis, un évêque connu pour ses positions sociales et doctrinales « avancées » et en butte à l’hostilité du mouvement pro-life. Ce faisant, il prend de court un catholicisme américain particulièrement conservateur. Cet exemple illustre un certain malaise qui s’installe dans les rangs de l’église où François prend parfois les catholiques « classiques », ceux qui vont à la messe le dimanche, à contre-pied. Ses prises de position ou les actes qu’il pose peuvent déconcerter. Mais il est tellement inclassable que c’est presque inévitable ! Même ses opposants, et il en a au Vatican, lui reconnaissent un indéniable charisme qui rend audible la parole de l’église bien au-delà de son audience habituelle. Sa formidable popularité en témoigne.
La réforme de la curie est un des grands objectifs de ce pontificat. En quoi une telle réforme serait-elle urgente ?
C’est une réforme technique, d’organisation et de bon sens. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il faut simplifier le nombre de dicastères, rationaliser la gestion des ressources humaines et les finances. En revanche, ce qui retient l’attention dans cette réforme, c’est la requalification du pouvoir papal. François, qui se veut démocrate et qui, dans la continuité du Concile, entend accorder davantage d’autonomie et de pouvoir aux évêques, est aussi un autoritaire. C’est une autre facette de sa personnalité. Avec cette réforme, il est en train de dévitaliser le pouvoir de la curie romaine pour le reprendre en main.
Le synode des évêques sur la famille a montré que des tensions traversent aujourd’hui l’Église sur la question des divorcés remariés. Sait-on quelle est la position du pape ?
Comme il l’a récemment dit au journal argentin La Nacion, il veut intégrer ces personnes dans l’Église. C’est exactement la même chose en ce qui concerne les homosexuels. S’il ne veut surtout pas trancher le débat maintenant, il est à peu près certain que l’on s’oriente vers une forme d’admission des divorcés remariés à la communion et vers une autre façon d’envisager la question homosexuelle. La vision de François repose sur l’option préférentielle pour les pauvres. Toutes ses pensées sont tournées vers ceux qui se sentent exclus et qui ne sont pas dans les églises le dimanche. Ce qui est parfois choquant pour ceux qui y vont.
Plus généralement, quels sont les grands défis qui attendent l’église dans les années à venir et quelle est l’attitude du pape devant ces grands défis ?
Il y a d’abord un défi spirituel et culturel qui est de rappeler à un monde déchristianisé, au moins en Occident, que le message évangélique s’adresse à tous. C’est une vraie difficulté pour le pape d’articuler cette générosité de la miséricorde évangélique avec l’appareillage de l’Église catholique et sa rigueur doctrinale. On le voit avec les débats en cours. Le deuxième grand défi, concerne l’islam. Benoît XVI avait construit une politique fondée sur l’exigence de réciprocité. Mais, à l’époque, la situation était moins tendue qu’aujourd’hui dans les pays musulmans. Comme il l’a fait récemment en Turquie, François demande donc aux autorités de l’islam de dénoncer le terrorisme tout en appliquant une politique de dialogue et de main tendue. La position est difficile à tenir : on se souvient de l’instrumentalisation du discours de Rastibonne. Je crois cependant que ce pape a un tel charisme qu’il est en mesure de déminer les situations les plus conflictuelles. De toute façon, c’est ce qu’il faut souhaiter pour l’Église catholique.
Jusqu’où ira François ?, de Jean-Marie Guénois, JC Lattès, 210 p., 18 euros.