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Jean et Nicolas

Je sais que je vais surprendre, mais je vais quand même rapprocher Jean Berteault et Nicolas Boileau, un poète qui vient de nous quitter après avoir publié son ultime recueil : Le prochain train est annoncé (éditions Thierry Sajat) et un classique exemplaire, dont les poésies, plus ou moins complètes, sont disponibles dans plusieurs collections de poche (dont Poésie/Gallimard, avec une belle préface de Jean-Pierre Collinet).

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Jean et Nicolas

Ma première raison est qu’on ne lit guère le premier et qu’on ne lit quasi plus le second ; ma deuxième est qu’ils usent tous deux de formes classiques ; ma dernière est qu’ils sont d’authentiques poètes, finement spirituels, capables de donner beaucoup de joie. Et voici ma flèche du Parthe : la consonance parlante de leurs noms :
B… eau, beau, qui rime avec cadeau.

Jean Berteault paraît d’abord un peu obsédé par les femmes, et il a la mauvaise foi spirituelle de rejeter ça sur le compte de sa muse qui, dès qu’il « commence à peindre la nature /Avec du vert, du bleu, du frais dans [sa] peinture », se présente « en poussant devant [elle]/Une beauté fatale et plus que court vêtue » ; alors, « malgré la prostate et malgré le diabète,/ [Il] se veut jeune encore, même à quatre-vingts ans. » Il faut se souvenir qu’il a des devanciers, dont Victor, le faune à la barbe fleurie, qui demandait à la première bergère venue si elle voulait s’en « venir dans les champs » avec lui. Et puis, il connaît la tradition des blasons du corps féminin, il cite le Cabinet satirique et le complète, il ne parle pas de Papillon de Lasphrise mais il l’a fréquenté ; évidemment, il a lu le Ronsard de derrière les fagots, les enfilades du pauvre Lélian, ainsi que les envolées coquines de tant d’autres poètes saisis par la fièvre priapique. Il y a de l’hommerie même dans les plus fins, et Dieu sait si Jean Berteault peut être fin, et délicat, et si candide enlumineur qu’on lui mettrait volontiers des ailes aux épaules sans lui demander le moindre billet de confession ! D’ailleurs, le fond de toutes ces joyeusetés efforcées est délicatement suggéré au poème liminaire, adressé à celle qu’il épousa et qui l’a laissé veuf inconsolé : « J’ai beau fanfaronner, faire comme si, vivre […] Si tu savais combien je souffre à te survivre. » Tout le talent de Jean est là : langue pure, cœur modeste, rime sourdement malicieuse, rythme haletant, suspendu, délivré, puissance de l’émotion, plus violente d’être contenue, puis livrée à la pointe du sonnet.

Grand maître du sonnet

Alors, quand il lui prend d’évoquer les émois de l’enfance, les enivrements d’une jeunesse timide, il bouleverse son lecteur, endimanchant les souvenirs, comme dans cette Heure exquise : « Nous ouvrions un livre, installés côte à côte (il s’agit de traduire du latin avec une cousine charmante) Quand tout à coup, en nous penchant sur une page […] Nos têtes s’approchant viennent à se toucher/ Et nous nous détachons aussitôt de surprise,/ Mais nos regards déjà consomment le péché,/ Tandis que dans nos cœurs l’amour se cristallise. »

Ces enfantines ne l’empêchent pas de donner son avis avec une roideur toute gentillette : « À la burqa, je dis nenni,/ Je lui préfère la mini :/ Aussi bien pour la bagatelle/ Que sur le plan de l’agrément,/ Voilà un vêtement charmant ! » Ou bien de jouer à nous surprendre, comme dans ce sonnet qui commence par une invite hardie : « Approche-toi que je te baise », aussitôt désamorcée par la précision : « Sur tes bonnes joues », puis carrément retournée quand il conclut par une chute dérisoirement clinique : « Nous parlerons de ta santé ! ». C’est que Jean met son manteau d’humour par-dessus son complet de deuil, qui le tient chaud quand il faut faire un « risible cardiogramme » pour dorloter son vieux cœur, ou remettre une excursion parce qu’on est confiné, quand ce n’est pas se contenter de rêver aux impossibles visites du « jardin secret » de l’amie, « après [qu’on lui aurait] décoiffé sa perruque. » Grand maître du sonnet, Jean y montre un sens aigu du tableau, comme dans À la fenêtre : un vieillard « confiné dedans son fauteuil […] Passe son temps à se repaître/ En regardant la rue. Il pleut/ Les parapluies, dos rond, se hâtent […] Bientôt ne s’entend que le bruit/ De l’averse cinglant les vitres,/ La rue s’endort, le pavé luit,/ Fermez les yeux, fin de chapitre ! » La cruauté du sort commun devient, par la délicatesse de l’esquisse, une ultime caresse enchantée.


Nicolas a les ailes d’une plus grande envergure, j’en conviens. Et puis nous avons toute son œuvre (ou presque), glorifiée depuis belle lurette par les trompettes de la renommée. Je vous invite à redécouvrir son hilarant Lutrin, où il montre que toutes les ficelles du métier ne sont rien si le sujet les dynamite, en d’autres termes que c’est toujours l’invention qui est première. La rhétorique, qui la nomme inventio, n’est plus qu’une vieille haridelle méprisée ; j’oserai cependant vous recommander de l’enfourcher, car elle est la compagne obligée du flamboyant Pégase.

Je veux surtout que vous relisiez la satire VIII. Elle vous rappellera que le siècle de la raison, comme on aime croire que fut le XVIIe siècle, et comme notre Nicolas lui-même le laisse – peut-être, on va voir… – entendre dans son Art poétique, ce grand siècle était aussi celui de la dépréciation du « bonhomme ». Il s’ouvre avec ce vers célèbre : « Le plus sot animal, à mon avis, c’est l’homme », et se conclut sur cette remarque de l’âne : « Ma foi, non plus que nous, l’homme n’est qu’une bête ! » Car comme son ami La Fontaine, Nicolas aime faire parler les animaux, et soutenir que l’âne est un sage. Il y met aussi en scène une autre bête qui se fait nommer « docteur » et interpelle le poète, qui lui semble pousser un peu loin sa « muse indiscrète » : « L’homme, venez au fait, n’a-t-il pas la raison ?/ N’est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ? » Il ne lui est pas difficile de répondre que l’âne se conduit plus sagement « sans avoir la raison ». « L’homme seul, qu’elle éclaire, en plein jour ne voit goutte,/ Réglé par ses avis, fait tout à contre-temps,/ Et dans tout ce qu’il fait n’a ni raison ni sens./ Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l’oblige ;/ Sans raison il est gai, sans raison il s’afflige ;/ Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,/ Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit,/ Et voit-on, comme lui, les ours ni les panthères/ S’effrayer sottement de leurs propres chimères,/ Plus de douze attroupés craindre le nombre impair,/ Ou croire qu’un corbeau les menace dans l’air ? »

Une machine à rendre la langue plus forte

Vous me direz que la satire oblige à ce genre de railleries. Eh bien, lisez l’Épître V qui s’anime des mêmes sarcasmes, tout en apportant quelques précisions de vocabulaire : la raison dont se vante l’homme est un instrument qui nous est livré informe, qu’il faut donc remettre à l’établi afin de la rendre « droite ». Cette raison, reçue tordue, si vous l’utilisez sans précaution, ne vous permettra que de fuir un ennui indomptable ; c’est elle qui nous rend « de nos propres malheurs auteurs infortunés » en nous faisant craindre « d’être à soi-même ». La similitude avec Pascal oblige à se souvenir que la poésie n’est pas l’apanage des rêveurs éveillés, au contraire. La poésie est une machine à rendre la langue plus forte, plus habile, comme un exosquelette rend le bon ouvrier plus efficace en diminuant sa fatigue et renforçant sa puissance musculaire. Si vous êtes un sot, il ne sert à rien d’écrire en vers ; il faut d’abord être sage. C’est pourquoi les vrais poètes sont des maîtres à vivre, parce que ce sont nécessairement des sages. Il convient d’être un homme juste, ajusté au monde et à sa condition, avant de se livrer à l’enthousiasme poétique.

Car la poésie est un don des dieux, comme Nicolas le dit dès les premiers vers de son Art poétique : « C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur/ Pense de l’art des vers atteindre la hauteur/ S’il ne sent point du ciel l’influence secrète,/ Si son astre en naissant ne l’a formé poète. » La fureur censée animer les poètes du siècle précédent s’est assagie, mais il reste ce mystère, « l’influence secrète » et « son astre », qui, pour fleurer les méchants grimoires et les caves d’opérateurs, ne doivent pas nous leurrer, puisque quelques vers plus loin, Nicolas ordonne aux poètes : « Aimez donc la raison : que toujours vos écrits/ Empruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix. » Le brave homme ne sait ce qu’il dit, penseront in petto quelques dégourdis, abandonnons donc ces classiques caducs à leurs lunes embrumées. Au lieu de faire les fanfarons du progrès des Lumières, je leur recommanderai de réfléchir modestement aux propos du maître Nicolas, qui n’est pas plus un charlatan qu’un rationaliste bêta. Il croit aux dons reçus, qui constituent harmonieusement une vocation, et il sait que toute leur vertu est dans l’usage qu’on en fait, qu’il ne faut surtout pas se laisser emporter par eux « d’une fougue insensée », mais garder la bride en main et tenir la voie droite, qu’il nomme avec Descartes le « bon sens », soit la bonne direction. Car nous sommes en chemin, et nous allons quelque part – en train, ou à cheval. Rendez-vous à la prochaine étape.

 

Le prochain train est annoncé, Jean BERTEAULT, préface de Bernard Leconte, Thierry Sajat, 2023, 14 €

Satires – Épîtres – Art poétique, Nicolas Boileau, NRF, Poésie/Gallimard,1985

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