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Invention et sentiments

L’invention en littérature est l’art de mettre au jour des trésors perdus, ignorés, inconnus. C’est le plus grand des dons. Voilà deux livres qui illustrent parfaitement ce pouvoir : Le désir dans la cage d’Alissa Wenz (éd. Les Avrils) et Entre toutes de Franck Bouysse (éd. Albin Michel).

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Invention et sentiments

Ce sont des romans, puisqu’ils relèvent de l’invention romanesque, sans être pour autant des fictions. Tous les deux racontent des histoires vraies, mais des histoires qu’on ne peut approcher que par des documents lacunaires et des souvenirs enténébrés. Il s’imposait donc de les inventer. Non pas pour fabriquer de toutes pièces des événements imaginaires, mais pour mettre au jour ce qui s’est passé dans la tête et le cœur des protagonistes, c’est-à-dire le mettre sous nos yeux de manière tellement vraie que nous devenions capables de voir et d’entendre ce que plus personne ne pourrait voir ni entendre, si ce n’est le lecteur, ce privilégié rendu voyant, et témoin auriculaire, par le pouvoir de ces deux merveilleux inventeurs.

Alissa Wenz nous raconte la vie d’une grande musicienne méconnue de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, Mel Bonis. Elle la raconte comme si c’était elle qui l’avait vécue, ce qui lui est d’autant plus aisé qu’elle est elle-même chanteuse-compositrice. Elle se fait donc, non pas Mel Bonis, mais une sorte de double de cette femme, à qui elle parle comme à une âme jumelle ; elle raconte son histoire en la tutoyant, et se parlant, comme si elle était à la fois en face d’elle, et en elle. Le fait que Mélanie Bonis a perdu une petite sœur de deux ans, Clémence, alors qu’elle en avait six, facilite le procédé : Alissa Wenz va comme remplacer la petite voix perdue, la remplacer à plus d’un siècle de distance grâce au miracle de l’amour, et de la générosité. Alissa Wenz parle en effet à Mel Bonis avec une tendresse fraternelle. Elle se permet de le faire parce qu’elle se sait capable par sa propre histoire de comprendre cette femme étouffée, par une mère assassine sans doute, mais surtout par une époque meurtrière : le XIXe siècle, sorti du code civil tout armé de bêtise glorieuse et de rigidités malsaines.

L’impression est terrible, cependant le livre est lumineux.

Cet imbécile XIXe siècle bourgeois prétendit inventer un monde neuf et ventripotent, où la femme serait réduite à une place d’ustensile : jeune, objet de plaisir, puis épouse de parade pour salons prétentieux, mère d’une progéniture qu’on veut bien élevée, avec piano peut-être, pour mettre en valeur l’éducation reçue, mais certainement pas musicienne, ce métier de saltimbanque. Demandez à Flaubert s’il a rencontré un bourgeois sensible à l’art ! Il y a des braves gens, bien sûr, et le mari de Mélanie est fort aimable, attentionné, agrémenté de tout ce qui fait l’homme du monde, mais seulement de ce monde-là. Alors, partager ses pensées et ses sentiments avec lui, Mélanie n’y parviendra jamais. Malgré un ami de cœur et d’âme, elle sera enfermée dans sa cage, vaincue, avec son désir de création bridé, ses mélodies suaves étouffées, son univers d’émotions musicales ignoré. Elle y vivra apparemment heureuse, intérieurement détruite, n’ayant plus qu’une façade à présenter au monde au lieu d’un visage. Si Ingres avait pu la rencontrer, il l’aurait peinte comme il a peint M. Bertin : digne, et absente. Sans la superbe cependant, car Mélanie finira ruinée par une humilité contrainte, qu’on lui a inculquée par dégoût et mépris de ce qui est naturellement élevé, humilité réellement maladive, qui la défigure comme ferait un chancre.

L’impression est terrible, cependant le livre est lumineux. Lumineux parce qu’Alissa Wenz aime Mel Boni d’une tendresse respectueuse, que la malheureuse n’a pas pu recevoir de sa mère, qui en était incapable, d’une gentillesse de sœur, que Clémence n’a pu donner à son aînée. Alissa Wenz laisse aller son âme, qui est belle, à ranimer la musicienne qu’un monde inepte a meurtrie, abîmée. Mais il ne suffit pas d’être bonne pour faire un bon livre. Alissa Wenz est un authentique écrivain – elle aimerait peut-être que je féminise le mot, mais j’admire trop la magicienne du style pour tordre la langue qu’elle honore magistralement – un écrivain qui saisit et bouleverse dès qu’elle commence une phrase, qu’elle construit avec un talent si parfait qu’on ne le remarque que lorsque les larmes nous viennent de l’avoir lue. Alors, on s’arrête pour se souvenir de son phrasé, le savourer, et vibrer de sa manière de faire marcher la langue à son rythme, qui est simple, majestueux, souverain. C’est aussi comme cela qu’elle chante, avec cette douceur, cette science de la musique des mots justes parfaitement placés, posés sur la mesure qui se fait chemin, avec de l’ombre, et des parfums. Le livre d’Alissa Wenz est un des plus beaux de cette rentrée, qu’il faut absolument acheter, ne serait-ce que par patriotisme. N’honore-t-il pas notre pauvre pays, tellement mal traité par ceux qui osent prétendre le gouverner avec la superbe des crétins enflés, incapables de douter de leur désastreux génie ? C’est en effet par la langue maniée avec ce talent que nous pouvons espérer survivre à leurs ravages. Merci Alissa, du fond du cœur.


Que dire après cela du livre de Franck Bouysse ? Qu’il mérite de venir à la suite de celui-là, tout simplement. Le titre ne me paraît guère plus heureux que celui du livre d’Alissa Wenz, à croire que les éditeurs, dont c’est la responsabilité, ont ruiné leurs oreilles à force de les gaver de bruit rythmé. Mais quelle puissance de style ! Ce n’est pas sensible tout de suite, il faut marcher un peu, tendre le cœur, et puis soudain, on n’y peut plus résister : on est envoûté. Sans éclats douteux, sans recherche maniérée, sans prétention : Franck Bouysse s’exprime comme il est, avec une justesse entraînante, comme une main franche se tend.

Il nous invente l’histoire de Marie, sa grand-mère, histoire qui commence elle aussi par une mort insoutenable. Il est terrible, et nécessaire, que toutes les histoires commencent par la mort, parce que la mort est l’énigme de la vie, qu’elle se dresse au départ de toutes les vies, signe du plus haut mystère. Y aurait-il des naissances, et des renaissances, s’il n’y avait pas de morts ? Marie a 8 ans quand son père se tue en se jetant du toit, et meurt en lui crochant le poignet. La scène est écrite avec sobriété, dignité, dans « l’implicite pacte du silence ». Détruit par les années passées dans les tranchées, Louis ne pouvait « plus continuer comme ça », vivre quand on a perdu foi en la vie que gaspillent les hommes. Parce que le pire n’est pas de mourir à la guerre, c’est d’en revenir, méconnaissable, absolument méconnaissable pour les autres, et encore plus pour soi-même, de ne plus se reconnaître, s’y reconnaître dans sa vie, dans son âme. Pour nous exprimer cela, Franck Bouysse invente une confession de Louis, déchirante comme une mélopée. Le talent pur, sans effets controuvés, capable d’inventer une voix simplement juste, d’une justesse d’homme vivant, en qui on a brisé le ressort de la vie.

Ces deux livres mettent la musique au cœur des vies

Anna, la veuve de Louis, vivra ce deuil avec le courage des femmes fortes, continuant de pratiquer sa religion pour tenir, mais sans plus croire qu’on se préoccupe d’elle « là-haut ». Marie aurait aimé continuer l’école, mais il fallait travailler. Elle se contentera de lire. L’amour s’éveille, et c’est par une voix angélique, celle de Clément, qu’il frappera à son oreille. (Il est remarquable que ces deux livres mettent la musique au cœur des vies.) Tout cela est raconté avec finesse, justesse, et doigté, sans sentimentalisme bêtasse, mais avec des émotions naïves, tellement plus intenses. Quant à la scène de la demande en mariage, elle est inventée avec une noblesse épurée, rayonnante de force naïve. Bien sûr, elle est attendue, mais l’art du narrateur, lui, n’est pas attendu : car il est à chaque fois nouveau de placer les mots, d’ajuster les phrases afin que rien ne blesse le goût. Oui, les lecteurs ont naturellement le goût bon, pourvu qu’on ne les tienne pas en mépris ! Pour les éclairer, l’auteur use d’un talent de connivence, partageant, par exemple, le secret des « grandes gueules », « ces hommes habillés d’impuissance, de peur, et souvent de colère », qui faraudent auprès des femmes afin d’endormir leurs blessures secrètes.

Mais le plus couramment, il nous remue à vif, comme dans cette scène de l’aube où, voyant son beau-fils faire sa toilette, Anna croit revoir un court instant son Louis. Cette scène, toute d’invention, est magnifique, d’une justesse d’émotion inoubliable. Il y en a beaucoup d’autres, comme l’évocation de l’effet des cantiques chantés par Clément en travaillant, et qui « perfectionne » le goût de Marie pour le sacré. Et aussi les scènes de chagrin, les drames passionnels, l’intrusion dans la vie paisible des événements de la seconde guerre. Ainsi cette histoire de tendresse complice entre Marie et un déserteur allemand recueilli à la ferme, qui ne blesse pas l’amour de Clément pour Marie, lequel la regarde toujours « comme si elle était descendue d’un arc-en-ciel pour lui offrir les couleurs. » Croyez-moi, c’est Franck Bouysse qui vous les offre à son tour, ces couleurs. Ne restez pas indifférent, prenez : ce cadeau vient du cœur.

 

Alissa Wenz, Le désir dans la cage, Les Avrils, 2025, 304 p., 22 €.

Franck Bouysse, Entre toutes, Albin Michel, 2025, 288 p., 21,90 €.

 


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