Muriel de Rengervé s’est penchée sur le mystère de la filiation. La narratrice de son roman Grandeur et misère des Caligny (éd. La mouette de Minerve) a épousé le fils du comte Gabriel de Caligny, Guillaume, dont elle a eu deux fils. La fiancée roturière a trouvé troublante cette vieille famille aristocratique, mais une jeune amoureuse croit que l’amour met le couple à l’abri de tout. Et puis, la vie comme elle va renverse Gabriel de Caligny dans la fosse ; il faut regarder la réalité en face : Guillaume est le fils de cet homme qui vient de finir sa vie dans la crasse, seul, ruiné. Les premières pages de cette autobiographie artificieusement romanesque sont consacrées à la découverte de la bicoque où il est mort, maison de gardien dans un parc, prêtée par le propriétaire à un vieil ami tombé dans la dèche, dont la description met le lecteur bien mal à l’aise. Car le comte Gabriel n’est pas un noble malchanceux, mais un personnage lunaire, méprisant les questions d’argent avec morgue, pour mieux s’autoriser à se ruiner. Héritier d’une famille fort riche, il a eu un père fantasque et gaspilleur ; lui-même, qui avait du génie, n’a fait que des entreprises ruineuses, par mépris hautain.
Autre mystère surprenant, celui du génie. La narratrice, convaincue du génie de son beau-père, « ordonne le petit tas de secrets que forme [son] existence », sans atteindre le secret « qui transforme quelques hommes […] ordinaires en artistes géniaux. » Gabriel n’est ni un génie scientifique, ni un génie littéraire, il est un artisan incomparable. Il faut revenir aux grands bâtisseurs, qui furent d’abord des artisans maçons, des provocateurs qui érigèrent les temples grecs, les cathédrales, les palais des princes. On se souvient de Léonard de Vinci, peintre et bricoleur génial. Le grand peintre est d’abord une main, des yeux ; ce sont eux qui permettent les gestes miraculeux. Nous sommes devenus beaucoup trop intellectuels ; ce livre nous remet en face d’une vérité essentielle : la main a fait l’homme, c’est elle qui permet le génie. Laissons-nous illuminer par un nouveau mystère, que Michel-Ange a peint au plafond de la Sixtine : c’est une main, la main de Dieu, qui crée l’homme. Le Créateur de la Genèse modèle l’homme avec la terre, la malaxant de ses mains divines ; il fait encore la femme d’une côte d’Adam, en chirurgien plasticien de génie. Ce sont là des figures, certes, mais quel mystère encore plus stupéfiant que le style figuratif, celui des paraboles et des fables, qui enseigne, révèle, déploie la Vérité !
La tendre inquiétude paternelle de Dieu devant les hommes
Revenons à la filiation et partageons l’affolement de la narratrice, saisie par « une peur terrible, l’angoisse de l’hérédité, de la dégénérescence de cette famille avec laquelle [elle est] liée par le mariage, et dont le sang coule dans les veines de [ses] propres enfants. » Elle se rassure un moment en pensant à l’hérédité des Guermantes chez Proust, bien moins redoutable que celle des Rougon-Macquart chez Zola ; cependant, elle tremble, car, dit-elle, « je sais la faiblesse des hommes face à une force intérieure qui les dépasse et s’appelle le destin. » Son mari tant aimé ne va-t-il pas un jour être envahi, détruit par les misères des Caligny, dont il descend ? Et pourquoi ne pas y voir une figure de la tendre inquiétude paternelle de Dieu devant les hommes, qu’il a fait à son image, mais qui sont aussi fils de la terre, pétris de boue ?
L’amour peut-il faire face ? La narratrice lit la correspondance amoureuse de Gabriel et de Claudia, elle s’émerveille devant cet amour qui n’a jamais faibli, mais elle doit reconnaître aussi qu’il n’a su corriger ni la folie destructrice de Gabriel, ni la sotte vanité dépensière de Claudia. L’impuissance de l’amour expliquerait la tragédie, serait le fond même de la tragédie. Comment faire que la vie ne soit pas nécessairement tragique ? Cette question reste posée à la dernière page, et pourtant, « je crois à l’amour, s’entête la narratrice, capable d’armer le bras du héros en lutte contre ses propres travers. »
Ce beau roman est aussi une charge contre le monde moderne, dans lequel la beauté et l’esprit sont méprisés ; il reconstitue le parcours douloureux d’un homme qui en était épris, avec des fulgurances, des regrets, la nostalgie d’un passé qui paraît glorieux, mais ne l’est peut-être que par l’ignorance, la lâcheté, qui empêche de regarder en face le mystère, qui peut être lumière, mais une lumière gorgée d’ombres, une lumière par laquelle les ombres apparaissent, et peuvent devenir terrifiantes.
Après la tragédie, la comédie. Je force le trait, mais le ton amusé et persifleur de L’insolence des miracles de Didier van Cauwelaert (éd. Plon) m’y autorise. On y parle de miracles comme Molière parle de religion dans le Tartuffe, avec un respect rabroué par le bon sens. L’auteur, qui s’affirme catholique convaincu et pratiquant, nous raconte quelques miracles, connus ou ignorés ; il s’en émerveille à peine, tant pour lui l’extraordinaire est banal, tant il devrait sembler naturel à un croyant. Or, ce n’est pas souvent le cas : ceux qui font les miracles aussi bien que ceux qui en bénéficient s’en étonnent les premiers, et les gens d’église ont encore plus de peine à les admettre ; eux qui devraient s’en réjouir et les publier, ils sont les premiers objecteurs, ils y voient des provocations, des manifestations du Malin.
Voilà pourquoi peu de miracles sont reconnus, même lorsqu’ils sont indiscutables, comme celui de Gabriel Gargan qui ouvre la série, cheminot incroyant victime d’un accident ferroviaire, jugé incurable avec atteinte de la moelle épinière et gangrène, emmené presque de force à Lourdes par sa mère, qui guérit instantanément quand on le plonge dans la piscine, et dont la guérison miraculeuse est reconnue par le Bureau des constatations médicales, mais n’est pas authentifié par l’Église à cause de calomnies absurdes relayées par la presse de l’époque (1899) : « les autorités ecclésiastiques, prudentes, s’abstinrent de prendre parti en faveur de ce miraculé discrédité par l’opinion publique. » Touche d’humour finale : le miraculé devient brancardier à Lourdes ; « seule la mort, à plus de quatre-vingts ans, interrompit en 1953 le sacerdoce laïc de ce réprouvé de l’Église. »
Trop de miracles et trop de dons
L’auteur n’aime pas les clercs qui n’ont pas la générosité du cœur, qui préfèrent préserver leur statut et leur métier, plutôt que d’agir en disciples du Christ. Il s’en prend ainsi au cardinal Ottaviani, qui aurait rejeté le dossier de béatification de la Mère Yvonne-Aimée de Jésus pour la raison qu’elle faisait « trop de miracles » et avait « trop de dons ». Pourtant cette surdouée des entreprises miraculeuses aurait fait une belle sainte pour notre époque, elle qui fut résistante, torturée par la Gestapo, et décorée par le général de Gaulle. Un autre saint incroyable, spécialiste de la lévitation et de la bilocation, fut le « cauchemar du Vatican » et de ses supérieurs : le saint Padre Pio, un stigmatisé qui prouve la justesse de la formule de saint François de Sales : « Un saint triste est un triste saint. ». Et pourtant, « rarement on vit l’Église s’acharner à neutraliser un mystique avec autant d’opiniâtreté et de coups bas. »
Ce livre n’en reste pas moins un vrai livre des merveilles, mais ce qui en fait tout le prix à mes yeux, c’est le style de Didier van Cauwelaert, enjoué, mordant, d’une vivacité caustique entraînante. En voici un bel exemple : comme saint Charbel continuait de faire des miracles après sa mort par son sang qui suintait de son corps et même des parois de son tombeau, Agostino Gemelli, neuropsychologue papal, « glapit à l’Académie pontificale des sciences : ‘‘qu’on arrête cette comédie ridicule !’’ » Rien à faire : « l’intarissable défunt » devient une star qu’on surnomme « sa Suinteté » ; plus encore, « galvanisé par sa cote de popularité, feu l’ermite » se fait « apparaître sur une photographie, au développement, parmi quatre prêtres maronites qui étaient venus prendre la pose devant sa sépulture » ! Pie XII permet enfin l’ouverture du procès de béatification et, « cerise sur l’auréole », l’enquête permet de mettre au jour de multiples guérisons miraculeuses, inexpliquées jusqu’alors.
On ne s’ennuie pas, vous le voyez, et cela fait un grand bien après les sombres chagrins de l’épouse de Guillaume de Caligny. (Je saisis l’occasion de remettre en mémoire l’excellent Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, sous la direction de Patrick Sbalchiero, paru en 2002 aux éditions Fayard.)
Grandeur et misère des Caligny, Muriel de Rengervé, La Mouette De Minerve, 2024, 226 p., 16 €
L’insolence des miracles, Didier Van Cauwelaert, Plon, 2023, 272 p., 21,90 €