Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Un entretien avec Laurent Dandrieu. Propos recueillis par Francis Venciton.
Mon livre cherche en réalité à étudier les rapports entre mondialisme et universalisme chrétien – rapports qui devraient, selon la théologie catholique, être pensés sous la forme de la contradiction, mais que l’évolution récente du discours de l’Église et de la mentalité de nombre de chrétiens obligent malheureusement à penser sous l’angle de la confusion. L’histoire biblique de Babel et de sa fameuse tour, racontée dans le livre de la Genèse – l’humanité, alors encore unifiée, en conçoit un orgueil qui la pousse à défier Dieu par la construction d’une tour qui percera les cieux – fournit un bon symbole du mondialisme actuel, qui pense, par une unification techniciste et matérialiste du genre humain, libérer l’homme du “péché originel” de l’identité, des frontières, de la division entre nations et cultures particulières. Mais Benoît XVI nous en avertit : « L’homme ne peut absolument pas faire advenir par lui-même l’unité du monde car la division lui est imposée par la volonté souveraine de Dieu. »
À l’unité de Babel, qui vise la puissance par l’uniformité, s’oppose le modèle de l’universalisme chrétien, unité spirituelle du genre humain qui est profondément respectueuse de la diversité des peuples et des cultures. Les deux premières manifestations en sont l’incarnation de Jésus dans le peuple d’Israël – Jésus est venu annoncer aux hommes l’universalité du salut, mais il le fait en s’adressant aux hommes d’une nation particulière et en épousant leur culture ; et la Pentecôte, où les disciples du Christ, saisis par l’Esprit saint, s’adressent aux hommes de différents peuples présents à Jérusalem qui les entendent chacun dans sa langue : c’est-à-dire qu’ils reçoivent l’annonce de la Bonne nouvelle chacun dans sa culture.
Par suite, l’évangélisation des peuples se fera suivant le principe d’inculturation, que Jean-Paul II a défini ainsi : « L’incarnation de l’Évangile dans les cultures autochtones, et en même temps l’introduction de ces cultures dans la vie de l’Église. » C’est cet universalisme romain que désigne la “Rome” de mon titre. Il n’a utilisé le vecteur de la Rome impériale qu’autant qu’il lui a permis de gagner rapidement des peuples divers, mais n’est jamais rentré dans une logique d’uniformisation. L’universalisme de Rome, ce n’est pas la fusion des identités particulières dans une nouvelle identité commune, c’est la communion de ces identités préservées dans la conscience d’une destinée spirituelle commune.
Je ne cherche pas à réconcilier civilisation et enracinement, mais à montrer que l’enracinement est la condition même de la civilisation. Il n’y a de culture qu’enracinée, et c’est cette culture enracinée qui permet à l’homme de devenir pleinement humain, et à cet animal social de construire la société ordonnée à une communauté de destin qu’on appelle la civilisation. Sans cet enracinement, sans cette tension d’une société vers la forme singulière de bien commun qui incarne sa vocation particulière, il n’y a pas de civilisation possible. Le mondialisme, en arrachant l’homme à tous ses ancrages et à toutes les identités qui lui permettent de se construire et de s’humaniser, prétend libérer l’homme, mais il ne libère en réalité que le “gros animal” dont parlait Platon, l’homme réduit à la bestialité de ses appétits matériels. En privant l’homme de ses enracinements dont pourtant, nous dit Simone Weil, « il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle », la mondialisation n’accouche en réalité que d’une anticivilisation. Le fait qu’elle progresse à grande vitesse masque le fait qu’à cause de cela, elle est perpétuellement en crise. Comme le dit Christopher Lasch : « Le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines. »
La guérison d’une maladie grave commence évidemment par la conscience qu’on est malade, et l’Église ne pourra sortir de la crise que je dénonce sans renouer avec sa vocation spirituelle, ce qui suppose de comprendre qu’elle n’est pas là pour être une ONG, c’est-à-dire pour aider les hommes à habiter le monde, mais d’abord et surtout pour les guider vers le ciel. Et qu’elle n’est pas là non plus pour réaliser l’unité politique du genre humain, mais pour tout unir dans le Christ. Certains, prêtres et évêques, travaillent déjà à cette prise de conscience. À nous aussi, fidèles, de les y aider (ce que ce livre essaie modestement de faire) et de réclamer à l’Église qu’elle consente à nous donner le pain de la vie éternelle qui nous est promis, au lieu des drogues de substitution – humanitarisme, charité dégradée en immigrationnisme, prophylaxie sanitaire, etc. – qu’elle nous refourgue trop souvent. Mais il faut reconnaître qu’il y a un vrai mystère d’iniquité dans cette Église du Christ qui tourne le dos à l’Incarnation, et dans cette religion qui se fixe pour seule ambition de nous aider à “mieux vivre” sur la terre au lieu de nous conduire à Dieu.
En réalité, c’est Babel qui est eurocentrée : le mondialisme n’est pas un vrai universalisme, mais la seule généralisation au monde entier du relativisme occidental. C’est à juste raison que beaucoup, dans le reste du monde, le dénoncent comme un néocolonialisme. Mais le paradoxe est que cette occidentalisation est destructrice aussi pour l’Occident, car ce relativisme postmoderne est négateur de sa vraie identité. Rome, en revanche, parce qu’elle s’appuie sur le principe défini par saint Thomas d’Aquin selon lequel « la grâce ne détruit pas la nature mais la couronne », peut prêcher un message universel au monde entier sans risquer d’abîmer les cultures particulières en ce qu’elles ont de plus précieux. Par l’universalité de la grâce annoncée à chaque culture, « l’histoire de toutes les nations est appelée à entrer dans l’histoire du Salut », écrit Jean-Paul II dans Mémoire et identité. Si la culture européenne a une place centrale dans l’identité chrétienne, c’est uniquement parce que c’est elle qui a mis en lumière l’universalité de la nature humaine. Mais ce faisant, elle a offert aux autres cultures une précieuse voie pour s’universaliser.
C’est en réalité, vous l’avez bien compris, un faux paradoxe : en laissant l’ivraie mondialiste envahir son message universaliste, Rome perd peu à peu la légitimité spirituelle qui seule justifie sa prééminence sur les Églises locales. Plus elle devient une ONG, plus les risques de schisme augmentent, parce qu’en réalité ce n’en seront plus seulement des filiales qui iront créer une ONG dissidente. En fait, vouloir recréer la synodalité en s’inspirant du modèle des premiers siècles est une erreur stratégique majeure : l’Église d’alors était une vaste agora d’Églises locales, qui pouvaient avoir certes des différends d’autant plus forts que beaucoup de dogmes n’étaient pas alors clairement définis, mais profondément unifiées par un but commun : conduire le maximum d’âmes à la vie éternelle. Vouloir reproduire ce modèle dans une Église en voie de protestantisation, où beaucoup ne sacrifient plus qu’au culte de l’homme, alors que l’Église a depuis longtemps défini les dogmes qui constituent son crédo, ne peut conduire qu’à l’éclatement et à la remise en cause de pans entiers de ce credo au profit d’une nouvelle religion de l’humanité.