Il y a vingt ans, Achod Malakian, alias Henri Verneuil, disparaissait. Il a très bien incarné la mémoire de notre cinéma national grâce à son talent et sa grande popularité. Aujourd’hui, il est oublié par le jeune, et même le moins jeune public !
La critique cinéphilique ne l’a jamais ménagé parce qu’il représentait selon elle « un cinéma de papa » trop conservateur. Une raison supplémentaire de le célébrer, notamment à l’occasion de la sortie en DVD de deux de ses films, I comme Icare et Mille milliards de dollars. Trente-quatre films signé V comme Verneuil ! Le cinéaste aura fait tourner tous les plus grands acteurs du cinéma français d’après-guerre : de Fernandel (La Table-aux-crevés, L’ennemi public n°1, Le mouton à cinq pattes…) à Bébel (La Française et l’Amour, Un singe en hiver, Le casse…), en passant par Gabin, Delon, Ventura, Meurisse, Blier et combien d’autres. Mélodie en sous-sol avec les deux premiers, c’était de lui ! Le Clan des Siciliens avec les trois premiers, c’était encore de lui ! Les très beaux rôles donnés à la ravissante et piquante Françoise Arnoul – désormais trop oubliée – dans quelques bons films des années 50 (Le Fruit défendu, Des gens sans importance, Paris, Palace hôtel…), c’est aussi à lui qu’on les doit. Une filmographie imposante de qualité française. Des réalisations soignées et rigoureuses servies par un grand professionnalisme où rien n’est laissé au hasard… De la comédie au polar et du drame psychologique au film politique, Verneuil était un vrai cador du cinéma français.
Arménien d’origine, ayant parfaitement tiré les leçons du cinéma américain dans les années 70, tout en restant un metteur en scène typiquement français – à l’instar de Jean-Pierre Melville qui excellait dans un registre un peu différent et supérieur encore –, Verneuil pouvait déclarer : « Arménien je suis, mais plus Français que moi, tu meurs ! ». D’où ses deux derniers opus autobiographiques, à la fin de sa vie, qui ne laisseront pas un grand souvenir pour autant : Mayrig et 588, rue Paradis.
Une Europe apatride et antisociale !
Si son premier film politique, Le Président (1961), dénonce – avec un sens visionnaire – une Europe apatride et antisociale, livrée aux banques et aux trusts, avec le tonitruant discours de Jean Gabin, écrit par Michel Audiard, il faut se rappeler qu’Henri Verneuil avait déjà moqué le soi-disant « progrès égalitaire » entre les deux sexes dans Maxime (1958), par la voix inimitable d’Arletty, et l’abstraction conceptuelle de l’art contemporain dans Les Lions sont lâchés (1961), par celle de Jean-Claude Brialy. Douze ans plus tard, il récidive en réalisant un film d’espionnage efficace qui compte Yul Brynner dans ses acteurs principaux : Le Serpent (1973). Puis, il enchaîne avec un polar à suspense dont le fidèle Jean-Paul Belmondo est l’acteur principal : Le corps de mon ennemi (1976). Une féroce et réjouissante critique de la bourgeoisie d’affaires pour un film dont l’action se déroule dans le Nord de la France…
I comme Icare
C’est trois ans plus tard qu’Henri Verneuil met en scène un nouveau film d’espionnage très élaboré, I comme Icare (1979), avec un Yves Montand plaisamment sobre. Inspirée de l’affaire Kennedy, cette charge contre les démocraties occidentales corrompues s’avère explosive. Plus radicale encore s’il est possible, la nature de l’homme soumise et obéissante à l’Autorité est décrite scientifiquement dans une séquence mémorable (expérience de Milgram) illustrant bien le pessimisme ontologique de Verneuil, metteur en scène résolument de droite.
Mille milliards de dollars
Dernier film politique sulfureux d’Henri Verneuil, Mille milliards de dollars (1982) avec Patrick Dewaere. Ce dernier interprète le rôle du grand reporter Paul Kerjean qui écrit dans La Tribune. Il enquête sur la mort d’un homme influent et stipendié, Jacques Benoît-Lambert. Kerjean découvre que ce dernier personnage appartenait à la firme multinationale américaine G.T.I. dont le président implacablement cynique, Cornelius “Nell” Abel Woeagen (Mel Ferrer), couvre des affaires inavouables. Kerjean lui dit devant de nombreux collaborateurs : « Il y a, paraît-il aujourd’hui dans le monde trente sociétés, dont la vôtre, qui totalisent à elles seules un chiffre d’affaires annuel de mille milliards de dollars. […] Une puissance aussi colossale concentrée dans si peu de mains, ça fait peur. Mille milliards de dollars… C’est dix pour cent de la richesse du monde… pour un club de trente personnes. » Peu après, un cadre de G.T.I. déclare à Kerjean que l’animosité envers les multinationales en France est le fruit du « nationalisme ». Afin de couper court aux allusions de plus en plus irritantes de Kerjean, le PDG rappelle que le pays d’où est issue G.T.I. les a libérés de l’occupation nazie… Ce à quoi Kerjean répond ironiquement : « Personnellement je n’ai jamais pensé un seul instant que vous nous aviez libérés d’une occupation militaire, pour y substituer une occupation économique ». Des propos forts auxquels succèdent l’information cachée selon laquelle G.T.I. a vendu des armes aux nazis durant la Seconde Guerre Mondiale. Ce réquisitoire impitoyable contre la mondialisation capitaliste américanocentrée ne peut qu’emporter l’adhésion… Verneuil, parmi nous !
- I comme Icare, Gaumont, DVD 16,99€ / Blue-ray 19,99€
- Mille milliards de dollars, Gaumont, DVD 16,99€ / Blue-ray 19,99€