Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Entretien avec Jean-Christian Petitfils sur son monumental Henri IV.
En réalité, je n’avais pas au départ l’intention de me lancer dans un tel cycle. Après avoir écrit quelques biographies de personnages du Grand Siècle, en 1992-93 j’entamai la rédaction d’une synthèse historique sur Louis XIV, essayant de montrer comment, par une nouvelle approche sociopolitique (système de clientèles, réseaux nobiliaires, mécanismes curiaux, propagande royale…), le fils d’Anne d’Autriche était parvenu à construire l’État moderne à partir d’une volonté politique clairement affirmée et d’un petit nombre d’atouts à sa disposition. Cette biographie connut un succès certain et fut couronnée par plusieurs grands prix littéraires. Sur le conseil de mon éditeur, j’entrepris ensuite la rédaction d’une vie de Louis XVI (2005), dont le fil conducteur était de faire comprendre comment la monarchie s’était disloquée sous les coups de boutoir de la haute aristocratie, préoccupée de prendre sa revanche sur la « domestication » que lui avait imposée Louis XIV. Cet ouvrage ayant rencontré une audience plus importante encore que la biographie du Roi Soleil, je rédigeai une vie de Louis XIII (2008), puis de Louis XV six ans plus tard. Restait donc Henri IV pour comprendre ce qu’a été la naissance de l’absolutisme royal au XVIIe siècle.
Henri IV attire spontanément la sympathie par son caractère chaleureux, affable, sa faconde toute méridionale, sa proximité avec les gens simples. C’est « un homme à se faire aimer des pierres elles-mêmes », disait sa belle-sœur Eléonore de Médicis. D’une intelligence supérieure, il se révéla un chef de guerre remarquable. Une fois achevée la conquête de son royaume, il assuma avec pragmatisme une politique de réconciliation des Français. Sans doute de son temps ne fut-il pas particulièrement populaire, surtout à la fin de son règne, en raison de la hausse de la pression fiscale. Il reste que la « légende henricienne » qui se déploie aussitôt après son assassinat, avec ses clichés bien connus (« la poule au pot », le panache blanc, le « Paris vaut bien une messe », ou le fameux « labourage et pâturage » de son ministre Sully), est largement fondée. Henri a su restaurer « l’ordre de l’amour » entre le monarque et ses sujets, si tragiquement déchiré par la Saint-Barthélemy (1572) et l’assassinat du duc de Guise (1588). Il s’est présenté comme l’homme de la réconciliation nationale et de l’oubli volontaire du passé. La paix religieuse, concrétisée par l’édit de Nantes de 1598, instaurait non le « vivre ensemble », ainsi qu’on le dit souvent, mais une trêve provisoire ménageant une simple coexistence pacifique. L’homme était plus complexe qu’on ne le croit généralement. Malin, méfiant, il était autoritaire, habile comédien, fin politique, intuitif, machiavélien même, promettant tout à tout le monde, au point de se faire de nombreux ennemis.
Si on laisse de côté la gaillardise du Béarnais et son comportement inconséquent à l’égard de ses maîtresses, qui traduit une indiscutable faiblesse de caractère, son entrain, sa capacité à mobiliser les énergies nationales, son sens du bien commun constituent une belle leçon pour notre temps. Alors que la société française était déchirée par des années de guerres intestines – pas moins de huit guerres de Religion –, Henri de Navarre, devenu Henri IV en 1589 à la mort de son cousin et beau-frère Henri III, n’eut de cesse de restaurer l’autorité de l’État, de lutter contre les forces centrifuges et le « parti de l’étranger » (la Ligue, vendue à l’Espagne). De chef de clan et de bande au départ, ce grand Capétien fit preuve de capacités exceptionnelles à diriger, rassembler et incarner la majesté royale. En quelques années il parvint à rallier la haute aristocratie brouillonne, achetant sa fidélité à coups de pensions, de gratifications et d’honneurs (une version ancienne du « quoi qu’il en coûte ! » qui le poussa un jour à répondre à un seigneur le félicitant d’avoir récupéré son royaume : « Dites qu’on me l’a bien vendu ! »). Il fit mieux encore. Vainqueur des Espagnols à Fontaine-Française, il rendit à la France son rang de grande puissance européenne au traité de Vervins, alors même qu’elle était menacée de démantèlement.
En moins de douze ans, grâce à l’action de son ministre et ami Sully, il parvint à réduire de plus d’un tiers la dette gigantesque du pays, à transformer le déficit en excédent budgétaire, à réformer la comptabilité publique, à relancer l’économie exsangue et à se lancer dans une politique de grands travaux tant à Paris (achèvement du Pont-Neuf, transformation du Louvre…) qu’en province (reconstruction des routes, percement de canaux…). À cela s’ajoutèrent le renouveau de l’agriculture sous l’influence d’Olivier de Serres, avec la culture du maïs, du houblon, de la betterave et des plants de mûrier, le développement des manufactures (Gobelins, Savonnerie de Chaillot…) et, sur le plan international, le début d’un système colonial et mercantiliste. Bref, un redressement prodigieux.
Attachés à construire une monarchie unitaire et centralisée, les Bourbons d’Ancien Régime ont été habités par la volonté d’édifier un État moderne, de s’opposer à la haute aristocratie et d’empêcher le retour des féodalités. Constamment, ils durent affronter les mêmes ennemis de l’intérieur, les Grands. Après Henri IV, Louis XIII et Richelieu reprirent le combat, de même que Louis XIV après la Fronde. Au siècle suivant, Louis XV et Louis XVI se heurtèrent à la résistance égoïste des ordres privilégiés – clergé et noblesse – ainsi que des parlements, où s’était développée une prospère noblesse de robe alliée à celle d’épée. Ces forces destructrices parvinrent, dans les décennies précédant la Révolution, à contrecarrer des réformes essentielles comme l’égalité devant la loi ou devant l’impôt, réformes qui auraient probablement changé le cours de l’Histoire.
Les Bourbons ont hélas perdu leur procès devant l’Histoire en 1789, battus, comme le disait Chateaubriand, par les patriciens qui commencèrent la Révolution avant d’en être les victimes. En vérité, la monarchie est morte non d’un excès de centralisation, mais de la faiblesse de l’État central, face à une société bloquée où s’étaient multipliés anarchiquement les contre-pouvoirs.
La religion était tout particulièrement importante pour cette époque. Henri IV changea six fois de religion. Il est important de discerner sa part de sincérité et de calcul politique dans ces conversions successives. Ballotté dans son enfance entre un père catholique et une mère passionnément calviniste, il avait été contraint de revenir dans le giron de l’Église après la Saint-Barthélemy puis, s’étant échappé de la Cour, il était revenu à la Réforme. Chef des protestants, devenu l’héritier du trône de France en 1584, il fut contraint de manœuvrer. Il savait que s’il abjurait subitement il serait abandonné de ses troupes, sans gagner les catholiques attirés par la Ligue. Sa conversion intervint en 1593, alors qu’étant roi de France depuis près de quatre ans, il ne parvenait à entrer dans Paris. Il devint alors sincèrement catholique, croyant à la présence réelle dans l’Eucharistie et manifestant une grande dévotion envers la Vierge Marie. Il n’adhéra en revanche que du bout des lèvres au culte des saints ou des reliques, ou encore à l’existence du purgatoire. Cela ne l’empêcha nullement d’incarner pleinement la fonction royale et la sacralité qui en découlait, se considérant dès lors comme le roi très-Chrétien, l’oint du Seigneur.
Propos recueillis par Hilaire de Crémiers et Philippe Mesnard