Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Chronique de Michel Bouvier
On associe ordinairement Louis XIV et Versailles ; il serait tout aussi pertinent d’associer le roi et les Invalides, dont il disait lui-même qu’ils furent « la plus grande pensée de [son] règne ». C’est à cette « grande pensée » qu’Élisabeth Segard consacre son dernier roman, Si fragiles et si forts (éditions Eyrolles). Elle nous raconte l’histoire d’un jeune garçon, Gab, auquel sa maman a eu l’idée, qu’elle pensait bien inoffensive, d’offrir un livre sur Napoléon. Mais ce livre, qui raconte l’histoire d’un jeune tambour à Waterloo, auquel l’Empereur fit un cadeau mystérieux avant de partir en exil, va conduire Gab à rechercher ce cadeau égaré, qu’il imagine caché quelque part dans l’Hôtel royal des Invalides.
Il s’y rend à l’insu de sa mère, qui le croit sagement en train de lire à la maison, mais s’aperçoit qu’un petit garçon n’entre pas si facilement dans cet édifice majestueux. Fort heureusement, un ancien spahi en fauteuil d’infirme, Abdel, va lui faire les honneurs de sa maison, et lui présenter son ami Maurizio, un légionnaire qui a perdu les jambes dans l’attentat du Drakkar à Beyrouth. Les deux estropiés vont prendre plaisir à entrer dans le rêve de Gab. À trois, ils vont se mettre en quête du trésor dans le dédale des couloirs, des salles en service et de celles qui ne le sont plus, demandant à l’occasion l’aide d’une archiviste, Aurélie, elle-même victime d’un accident. Ils rencontreront d’autres pensionnaires, comme Jules, qui s’est fait broyer une main lors d’un accident sur le pont d’un porte-hélicoptère, ou Isabelle, qui ne parle plus depuis qu’elle a échappé à un attentat à la bombe.
Au fil de cette quête, l’auteur nous fait découvrir la vie de cette « grande famille » des Invalides, le dévouement de ceux qui soignent et réparent, les problèmes du gouverneur, un délicieux général qui pourrait sortir d’un roman de la comtesse de Ségur, sa recherche de fonds pour ses protégés, son infinie bonté. On assiste aux cérémonies, on visite des lieux négligés, on va à la chapelle, on monte dans les combles. On fouille, on fait des bêtises. Gab doit mentir à sa mère, qui s’inquiète de le laisser seul à la maison pendant les vacances, et deviendrait folle d’angoisse si elle apprenait à quoi il passe ses journées. Pour lui, c’est l’apprentissage de la liberté, mais plus encore la découverte du monde des héros, si dur et tellement fascinant. Parce que la guerre, ça ne se fait pas sans tuer, et si ça fait mal d’être blessé, ça fait mal aussi de tuer d’autres hommes, même si les soldats n’y pensent que lorsqu’un gamin rêveur les y fait songer.
Ce qui est merveilleux, c’est que l’œuvre de Louis XIV est toujours vivante, qu’elle s’est adaptée pour rester vivante, qu’il y a toujours eu des gens pour la faire vivre, en restant fidèle à la pensée qui l’a fait naître en 1671. Ce lien avec l’histoire d’une nation, l’auteur le ménage par d’habiles retours au passé, depuis 1815 en passant par 1841, 1870, 1940… Narrées sur un ton espiègle, ces scènes poussiéreuses redeviennent vivantes et drôles, l’histoire prend les couleurs des contes de veillée, de légendes amusantes, sensibles, éclairantes. Le chapitre consacré à Victor Hugo est un bel exemple de cette drôlerie piquante, qui ne cesse ni d’être aimable ni d’être pertinente, et fait penser à certaines pages délicieuses des souvenirs d’Anouilh. L’auteur mêle à son récit des secrets de sagesse, comme cette devise militaire : « C’est toi-même qu’il faut vaincre » ; elle nous donne de beaux portraits, parfois fait d’un trait net, comme quand elle nous dit du général gouverneur qu’il « avait une voix assortie à sa moustache, grave et forte, un timbre à chanter du Wagner. » Elle a l’art des tableaux où glisser une satire vigoureuse de notre monde creux, comme lorsqu’un cinéaste vient demander l’autorisation de filmer dans le vieil hôtel, et qu’il se fait magistralement mettre à la porte par ce général qui pourrait « chanter du Wagner ».
Et partout répandues, l’humanité, la droiture, la tendresse du regard, la justesse de la voix. Louis XIV peut être fier d’Elisabeth Segard : elle fait honneur à ce « miracle » que sont les Invalides, comme se le répète chaque matin le gouverneur en retrouvant son bureau.
Il est aussi des demeures plus modestes, qui n’en sont pas moins magiques, comme celles que nous fait découvrir Stéphane Hoffmann dans son dernier roman, On ne parle plus d’amour (éditions Albin Michel). Stéphane Hoffmann est un auteur de la même farine qu’Élisabeth Segard, il a quelque chose de sa façon de regarder le monde, de sourire avec finesse, le même art de ne pas faire sérieux quand il évoque les choses graves. Comment cela s’appelle-t-il ? La fantaisie ? la goguenardise ? À moins que ce ne soit tout simplement l’esprit français, celui dont jamais ne soupçonneront l’existence les victimes des fabricants de tant de grossiers succès de librairie.
Stéphane Hoffmann nous raconte l’histoire de Louise, une jeune fille de bonne famille, fiancée à un monsieur tout ce qu’il y a de bien, un beau spécimen de royaliste de tapisserie ; Louise, hébétée par son éducation, se laisse mener au mariage tout en n’ayant pas du tout envie de se marier. Ajoutons que le monsieur croit posséder l’art d’éduquer les jeunes filles, puisqu’il a aussi l’argent dont a besoin le père de la jeune fille qu’il convoite, lequel est sur le point de déposer le bilan de son entreprise, pour la raison qu’il est un gestionnaire lamentable doublé d’un mondain qui s’honore de faire des dettes, afin de donner en spectacle son air farce de dindon.
Ce qui va réveiller la jeune fille, c’est le château du Guénic, où Guillaume du Guénic est venu soigner un chagrin d’amour. Louise va coucher avec Guillaume, qui est tellement drôle, puis elle boxera son fiancé afin qu’il découvre l’hôpital et d’autres lieux charmants où soigner ses nostalgies ; elle laissera Guillaume guéri retourner à ses amours, et décidera enfin de vivre héroïquement sa propre vie, soutenu par sa mère, qui est une femme de tête, laquelle ne veut pas vendre la grande maison de famille habitée de tant d’ombres protectrices, vente qui sauverait pourtant l’entreprise de son mari, qu’elle adore d’ailleurs pour son côté chevaleresque et fou. Il y a aussi des chiens et des chats, une gouvernante complice et dévouée, un yacht-club, un ministre, un notaire ventripotent, et puis la Bretagne pour servir de décor. Bien sûr, l’entreprise ne fera pas faillite, soyez rassurés, et la chatte Paquita gardera son château. Voilà pour l’histoire, qui est menée de main de maître par un auteur en grande forme, qui crébillonne et marivaude à plaisir.
L’essentiel, vous l’avez compris, est l’accompagnement, ainsi qu’il en va dans les grands plats de la gastronomie. Alors là, on est servi par un chef étoilé ! Il y a même du champagne et du cidre local. Et puis des réflexions sur l’amour, qui, comme elles sont faites par les personnages, se contredisent allègrement. Puisque c’est le titre qui le dit, « on ne parle plus d’amour », les personnages n’arrêtent pas d’en parler, pour le faire en disant qu’il faut l’oublier, qu’il ne faut pas chercher à savoir ce qu’il est, qu’il faut lui préférer le sexe, bien que peut-être ce soit le sexe qui le contienne, comme une châsse contient des reliques. L’auteur lui-même s’en mêle, tentant de nous expliquer pourquoi sa jeune Louise ne sait pas nommer ce qu’elle ressent quand elle aime Guillaume, que d’ailleurs elle n’aime pas vraiment. Et puis flûte ! Guillaume le dit en faisant monter Louise dans sa tour : « L’amour est une emprise réciproque. Donc n’en parlons pas. Ne mettons aucun mot sur rien. »
Voilà l’auteur bien embêté, dont le métier est de mettre des mots sur tout. D’ailleurs, il a un talent fou pour mettre les mots qui conviennent sur des choses qu’il apprécie, par exemple le style de Mérimée : « l’école du peu. Du mot juste », une manière d’écrire « très concentrée, ramassée, réduite et pourtant juteuse. » Vous avez remarqué l’emploi de réduite ? comme on réduit une sauce. Je le soupçonne d’ailleurs de décrire ainsi sans en avoir l’air sa propre manière.
Il est certes excellent partout, mais particulièrement quand il évoque les vieilles demeures, comme ce château du Guénic que Mamita entretient avec amour, ce château qui impose aux plus agités son « charme lent », qui fait resplendir Guillaume quand il est en harmonie avec lui, cette demeure où « tout était simple parce que rien ne changeait jamais », où l’ennui même est fécond, où, chose proprement merveilleuse, « les ouvriers, paysans et marins » du pays sont chez eux. « Beaucoup se souvenaient d’avoir été réfugiés au château pendant la Seconde Guerre mondiale, d’avoir protégé le bâtiment, les collections et même l’argenterie, qu’on avait enterrée et retrouvée intacte. […] Ce château avait été l’occasion d’actes de bravoure, parfois d’héroïsme, parce qu’il représentait un idéal qui, les dépassant, les faisait vivre plus haut et plus fort. Le château du Guénic est une part d’eux-mêmes dans ce qu’ils ont de mieux. »
Quand Abdel parle des Invalides, il dit des choses de la même encre, parce qu’il y a des demeures bien construites qui sont des dons au pays où elles furent élevées, aux gens qui vont y venir s’élever. Ces maisons-là sont si miraculeusement conçues qu’elles sont sacrées, que les fées y batifolent, que les génies antiques s’y attardent, qu’il arrive même que Dieu y passe prendre un verre, comme il fit à Cana.