Winterreise – Voyage d’hiver –, cycle de 24 lieder pour piano et voix, fut achevé par Franz Schubert en 1827, un an avant sa mort. Cette histoire d’un solitaire, étranger au monde au cœur d’un hiver hostile, monument emblématique de la musique, constitue le cheval de bataille de Ian Bostridge, qui l’a chanté plus de cent vingt fois en concert.
Le ténor et historien nous convie dans son récent ouvrage, plaisamment illustré, à une exploration érudite, loin de toute exégèse musicologique et nous livre ses réflexions en croisant les disciplines.
Les poèmes de Wilhelm Müller, qu’une évidente affinité lie à Schubert, s’inscrivent dans la lignée de Novalis, Brentano et von Arnim. Émaillés d’anecdotes personnelles, les chapitres suivent le déroulement du cycle et abordent chacun un thème issu du texte. Seuls Wasserflut – Inondation -, Irrlicht – Feu follet – et Der greise Kopf – La tête chenue – offrent un embryon d’analyse musicale. Chaque lied est replacé dans son contexte social et historique, voire politique, révélant des arcanes insoupçonnés. En une époque postnapoléonienne marquée par un conservatisme exacerbé, ce cycle témoignerait d’une révolte codée contre la répression politique des Habsbourg. Heine considérait que l’asservissement politique sous Metternich était « la cause véritable de l’ironie romantique et de la difficulté d’être ». Ainsi le fabricant de charbon de bois apparaissant dans le dixième lied, Rast – Repos –, agirait-il comme référence cachée aux Carbonari italiens, opposés à la politique de la Sainte-Alliance.
Les angles d’approche se complètent : sociologique, artistique, religieux, philosophique,… Des passerelles se tissent avec la littérature et la peinture. Byron, Goethe, Rousseau, Brontë, Nietzsche, Beckett et même Bob Dylan sont tour à tour de la partie. Un parallèle est tracé entre Der Lindenbaum – Le tilleul – et les œuvres de Thomas Mann. Der Wegweiser – Le panneau indicateur – est prétexte à rappeler la notoriété de James Fenimore Cooper au moment de l’émigration allemande vers le Nouveau Monde. Einsamkeit – Solitude – convie presque naturellement les toiles de Caspar David Friedrich et l’on se plait à découvrir celles d’Anton von Werner ou de Franz Krüger. Des photographies de Wilson Bentley agrémentent les propos sur la signification des cristaux de neige dans Frühlingstraum – Rêve de printemps – mais l’historique des âges glaciaires fait effet d’extrapolation à usage de remplissage !
Un exposé sur le réchauffement climatique ou le développement sur la malle-poste – Die Post –, juste avant l’apparition du chemin de fer, sont instructifs mais ne nous apprennent rien de capital sur la musique… pas plus que les surprenantes digressions sur les corvidés ou l’abscission des feuilles dans Letzte Hoffnung – Dernier espoir –. Tout au plus restituent-elles le climat intellectuel d’alors. Le cycle s’achève avec Der Leiermann – Le Joueur de vielle –. Plutôt que la lyre, si fréquemment représentée dans l’art Biedermeier, l’instrument de mendiant est ici ironiquement privilégié, agissant en plaidoyer pour la solidarité sociale.
Par le biais de la dissection du processus créateur schubertien, l’incursion au cœur du romantisme allemand nous entraîne très loin car Winterreise, cycle vertigineux, entre en résonance unique avec l’histoire et la culture de l’Europe.
Le Voyage d’hiver de Schubert, anatomie d’une obsession, Ian Bostridge, Actes Sud, 2018, 450 p., 29 €
Franz Schubert, Winterreise, (Le Voyage d’hiver), D.911, Ian Bostridge et Leif Ove Andsnes, 1 CD Warner, 2000, 19 €