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FOULES SENTIMENTALES

Greuze meurt divorcé et pauvre à l’aube du XIXe siècle. Il aura passé le siècle précédent à défendre les idées « progressistes » (éducation et affection), à vouloir rendre les gens vertueux par ses œuvres et à peindre et dessiner enfants et jeunes filles, avec un sens merveilleux du détail et un goût prononcé pour le pathétique – nous reviendrons sur ses grandes toiles –, et une absence totale de sens commercial et familial.

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FOULES SENTIMENTALES

Alors que les gravures de son œuvre auraient dû l’enrichir, il laissa sa femme en dissiper tous les revenus et mettre leurs filles en nourrice puis au couvent, avant de les laisser ruinés par la Révolution. Greuze mourra dans son atelier du Louvre, entouré de ses filles. J’avoue que cette sombre introduction, qui ramasse toute une vie dans la détresse finale comme si elle était le fruit de sa mauvaise philosophie, est une mauvaise manière faite à Greuze et à son art qui, si progressiste qu’il ait été au XVIIIe, paraîtrait bien réactionnaire aujourd’hui.

Il est évident que ses enfants sont charmants – même s’ils ne sont pas tous gracieux –, et surtout saisissants par leur mine sérieuse : Greuze a su parfaitement saisir ce que cet âge a d’interrogatif et de contemplatif et sait faire affleurer dans ces jeunes figures soit cette rêverie presque sombre où on sent leur intelligence abîmée dans des questions informulées, soit cette gravité qui est en fait le propre de l’enfance, découvrant en permanence que la vie se complique sans cesse. Le Petit garçon au gilet rouge (v. 1775), joli comme un cœur avec sa bouche charnue, son menton rond et ses boucles chataînes, nous regarde avec une certaine réserve ; une Jeune fille peinte entre 1780 et 1790, qui doit avoir douze ans, vacillant au bord de l’adolescence, avec une ironie rentrée, posant avec assurance tout en songeant à tout autre chose.

Le tableau se laisse contempler avec plaisir avec tous ses détails pittoresques qui relancent l’œil

Mais l’exposition nous offre aussi des scènes de genre sensibles à souhait – à l’excès – qui frôlent en permanence ce mauvais goût XVIIIe siècle qui s’épanouira au XIXe (« Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie »), amas grouillant de bêtes et de gens dévalant des escaliers ou escaladant un lit, les premiers se désolant au Départ en nourrice (lavis de 1761) d’un poupon, les seconds se pressant autour d’une jeune mère quasi extatique (La Mère bien-aimée, 1769) : le fils aîné, qui doit avoir huit ans, lui baise le front, la fille aînée sourit au spectateur pour le prendre à témoin de l’intensité de ce bonheur et le père, qui revint de la chasse, ouvre les bras pour témoigner de sa félicité. Tout n’est que natalité, propreté et volupté et on se croirait dans une affiche de propagande du ministère de la Santé. Il n’empêche que la lumière est admirable, que la dame est charmante, que la composition en vague est audacieuse, que la touche est légère et précise et que le tableau se laisse contempler avec plaisir avec tous ses détails pittoresques qui relancent l’œil. Greuze, qui a un peu l’esprit de système et pour qui la famille aimante est une cause à défendre, reprend presque la composition en l’inversant avec La Mort d’un père de famille regretté par ses enfants (1769) où, du premier au dernier plan, tout le monde se tord et se désole. On ne peut s’empêcher, comme dans d’autres scènes (La Lecture de la Bible, 1755, La Dame de charité, 1775), d’admirer le mouvement général tout en déplorant les attitudes particulières, de saluer l’idée du sujet tout en regrettant l’outrance du traitement, comme si Greuze gâchait son inspiration en soulignant trop fortement son intention avec deux ou trois personnages trop expressifs qui finissent par mimer le sentiment plus qu’ils ne paraissent l’éprouver, comme des acteurs. Ça sent le théâtre, et donc Diderot : comme le souligne Mickaël Szanto, « Dès 1757, comme il l’exprime avec force dans ses Entretiens, Diderot aspire à une régénération de la société par le culte de la vertu, dont le théâtre, lieu d’expression poétique et nouvel espace politique, serait le temple moderne. En ce sanctuaire peut se rejouer selon les règles du vrai l’intimité familiale qui édifierait, par sa valeur exemplaire, la population, convertirait les cœurs et transformerait les mœurs. » La toile est d’ailleurs conçue comme une scène, vue de face, souvent cadrée par des tentures ou des feuillages, éclairée de façon diffuse. La Piété filiale (1763) est exemplaire de ce dispositif, avec son mur neutre fermant l’espace, toute la composition en diagonale accompagnant le corps du père mourant, surmonté dramatiquement d’un drap aux allures de linceul, et tous les corps exagérément penchés pour témoigner de leur affection. Mais une fois encore, les tons sont subtils, les drapés sont réussis, l’idée n’est pas si mauvaise (Diderot serait étonné des fruits de ses prédications)… et les enfants, partout présents, rappellent sans cesse le talent du peintre pour saisir la vie avant même de l’habiller de nobles sentiments.

 

Jean-Baptiste Greuze. L’enfance en lumière. Petit Palais, jusqu’au 25 janvier 2026

Illustration : Les Œufs cassés, 1756. Huile sur toile, 73 × 94 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. © GrandPalaisRmn (The Metropolitan Museum of Art) / Photo Malcom Varon

Petit garçon au gilet rouge, vers 1775. Huile sur toile, 40 × 32 cm. Paris, musée Cognacq-Jay. CCØ Paris Musées / musée Cognacq-Jay

 


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