Civilisation
De nouveaux types de dictature qui attestent le retour de la prévalence de la Realpolitik
Le caractère révolu des dictatures fascistes et communistes.
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Délaissant les poncifs du grand répertoire, Jean-Philippe Dartevel nous convie à explorer la luxuriante forêt de l’univers symphonique européen dont la diversité surprend et séduit.
Depuis les Cévennes gardoises où il s’est installé, Jean-Philippe Dartevel s’insurge contre « la vampirisation des richesses musicales de tout un pays au profit d’un seul artiste » et – repoussant l’arbre qui cache la forêt – s’immerge dans l’immense catalogue constitué par une kyrielle de compositeurs que délaissent les institutions officielles. Bien qu’éminemment subjective, la synthèse qu’il nous livre donne le vertige et ouvre des horizons insoupçonnés.
L’extension de la radiodiffusion puis l’invasion des supports enregistrés offrent une diabolique pléthore de musique. Tout n’est pas (encore) disponible, loin s’en faut. Contrairement aux mélomanes d’antan lisant et déchiffrant au piano, le mélophile du XXIe siècle, qui fréquente moins les salles de concerts aux programmations souvent standardisées, n’a d’autre ressource que de se tourner vers la musique enregistrée sur CD ou diffusée par internet. L’amateur s’est « passifié ». C’est dans ce vivier en augmentation exponentielle que puise notre auteur. S’en tenir aux enregistrements commerciaux est évidemment limitatif et témoigne imparfaitement de la créativité musicale d’un pays, mais plutôt des orientations de l’industrie discographique. Prenons-en le parti et accompagnons Jean-Philippe Dartevel pour un tour d’Europe musical.
Dans la lignée du musicologue Norbert Dufourcq, il accorde une place de choix à l’école franckiste. Si l’on déplore dans le chapitre consacré à la France l’absence d’Olivier Messiaen, Henri Dutilleux ou Jean Rivier, pour ne citer qu’eux, nul ne se plaindra de son admiration pour d’Indy, Koechlin et Schmitt. Et l’on mesure entre les lignes l’ascendance française sur le paysage culturel européen : les espagnols Jesús Guridi et Jesús Arámbarri, le hongrois Lászlo Lajtha,
le roumain Dimitrie Cuclin, le suédois Gösta Nystroem, le finlandais Leevi Madetoja, le turc Ahmed Adnan Saygun – entre autres – furent élèves de d’Indy. Cette influence rayonnante de la Schola Cantorum n’a encore fait l’objet d’aucune étude sérieuse.
L’érudition de M. Dartevel nous ravit à chaque page. Il tisse des correspondances, soupèse les ressemblances, jongle avec les œuvres et les pays, compare le sens de la concision du slovaque Ján Cikker à celui du russe Gueorgui Sviridov, rapproche la noirceur de la 3e Symphonie du néerlandais Léon Orthel de la marche funèbre de celle de l’ukrainien Boris Liatochinski. Les glissements harmoniques du portugais Joly Branga Santos sont reliés aux adagios du russe Tikhon Khrennikov, l’esthétique du danois Asger Hamerick est confrontée aux opéras de Meyerbeer, la 8e Symphonie d’Edmund Rubbra à La Petite Renarde Rusée de Janáček. Selon lui, Narcisse et Écho (1911) de Tcherepnine annonce le Daphnis et Chloé (1912) de Ravel. Le lecteur jubile face à une telle virtuosité de l’esprit. Quel pontifiant des ondes en serait aujourd’hui capable ?
Ce passionnant ouvrage reflète naturellement les positions de son auteur, privilégiant les compositeurs animés « d’une logique d’évolution et non de révolution iconoclaste. » Très sensible aux écoles nationales et à leur emploi de thèmes traditionnels (il évoque le folklore lapon utilisé par Wilhelm Peterson-Berger dans sa 3e Symphonie), Jean-Philippe Dartevel considère que l’expression personnelle d’un artiste doit s’ancrer dans une identité territoriale, prisme parfois réducteur qui lui fait repousser l’éclectisme ou les influences trop générales, et écarter de son panthéon un Louis Glass « trop brucknérien » ou un Carl Nielsen « trop brahmsien ». Ce parti-pris honnêtement défini l’empêche d’apprécier pleinement l’art d’un Panufnik ou d’un Lutosławski.
Chacun confrontera ses goûts aux assertions de M. Dartevel : il est captivé par le répétitif scherzo de la symphonie Septembre du polonais Wojciech Kilar dont la vacuité nous exaspère. À cause de l’absence d’enregistrements, il nous brosse un tableau étique de la réalité symphonique de certaines écoles (Europe du sud et Allemagne notamment). Le chapitre sur « les Russies » ne cite pas même le nom de Rakhmaninov, un des plus prodigieux manieurs d’orchestre du XXe siècle, pas plus que celui de Kalinnikov, qui nous laisse pourtant deux magnifiques symphonies. On lui sait gré en revanche de s’étendre sur le méconnu Nikolaï Miaskovski, mais pourquoi s’épancher autant sur le célèbre Rimski-Korsakov ?
Néanmoins, cette belle leçon de musique et de passion captive notre attention et se parcourt sans lassitude. D’une plume précise et distinguée, sans prétention outrancière, M. Dartevel élève une voix originale, intelligente et mesurée, qui contraste avec le musicalement correct ambiant. Méfiez-vous de ce tentateur entraînant son lecteur sur les chemins du plaisir perpétuel et le menant à sa perdition : qui ne souhaitera à l’issue de la lecture entendre les œuvres ainsi évoquées qui semblent fleurir à chaque ligne ? Quelle réjouissante et inépuisable abondance nous attend dans ces sous-bois symphoniques encore largement sous-exploités !