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Folie, drôlerie, bonheur

Les fous seraient plutôt américains, la drôlerie, wallonne, le bonheur, antique.

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Folie, drôlerie, bonheur

Douglas Kennedy est un auteur américain qui aime la France. Ce sont des choses qui arrivent. Du coup, il n’aime pas certains Américains, et il a décidé de nous les épingler dans Les hommes ont peur de la lumière, un roman fort, paru aux éditions Belfond. Brendan est chauffeur chez Uber, autant dire en enfer. Mais même en enfer, on rencontre des gens lumineux, comme Élise, une ancienne professeur de fac qui aide des femmes à la dérive, accompagnant dans les cliniques spécialisées celles qui ne voient plus que l’avortement comme solution à leur détresse. C’est alors que Brendan vient de déposer Élise devant une de ces cliniques qu’il assiste à un attentat meurtrier commis par un extrémiste « pro-vie ». S’ensuit un enchaînement de péripéties haletantes, bouleversantes. De quoi devenir un héros quand on n’était qu’un paumé. C’est profondément humain, d’une justesse qui vaut mieux que certaines justices masquées. Douglas Kennedy est un maître à ourdir des trames sans défauts, à peindre les scènes les plus vives, à scruter les âmes vraiment belles, et encore à faire la satire d’un monde devenu fou de s’être livré aux robots que dénonçait Bernanos.

Mais il y a peut-être plus inquiétant que le monde des machines, c’est celui des cagots frappés de morbidités diverses, d’une possession qui ne se découvre qu’à la dernière extrémité, d’une extravagance qui semble douce et chaleureuse d’abord, comme celle de Todor, un prêtre ami de Brendan, ou d’une dinguerie diabolique, qui patiente, creuse sourdement sa sape avant d’éclater en fusées de carnage. Douglas Kennedy prend le temps de suivre les étapes qui jalonnent ces labyrinthes infernaux, il nous fait sentir les pièges que dans la vie ordinaire on ne sent pas, que ceux qui vont s’y laisser prendre n’imaginent pas seulement. Et on comprend peu à peu que cette religiosité-là est omniprésente en Amérique, qu’elle pourrit la vie d’avoir parti lié avec la violence recherchée, promue comme une valeur héroïque. Il nous fait comprendre que ce monde américain qui s’effondre sur lui-même est en train de se répandre chez nous, de nous engluer à notre tour dans ses vases méphitiques.

Bien sûr, on se croit à l’abri. Mais Douglas Kennedy nous fait voir crûment que l’univers des machines et celui des fous se rejoignent pour contaminer conjointement toute la société, aussi bien les gens ordinaires et paisibles que les détraqués, et qu’il faut bientôt pour y échapper accepter le martyre. Les premières pages nous font rencontrer des clients de Brendan tentés par les déviances, la méchanceté gratuite, la violence qui soulage les nerfs. Lisez-les lentement, attentivement, savourez le talent de l’auteur, puis demandez-vous si ces réactions odieuses ne sont pas, simplement grossies, nos humeurs à tous tant que nous sommes. Car lorsqu’on n’a plus de liens avec les hommes, mais seulement avec des machines, en métal ou en toile, sans contact vrai avec nos semblables, on est très vite menacé de devenir un sale type, comme ces gens qui se battent avec une haute machine à café récalcitrante, deviennent rageurs, grossiers, voleurs, alors qu’avec un garçon de café, ils seraient restés polis, agacés peut-être de n’être pas servis assez vite, mais polis quand même, habillant leurs remarques aigres d’un trait d’esprit, d’un sourire crispé. Essayez donc de blaguer finement avec une machine !


Françoise Pirart pourrait peut-être nous faire croire qu’elle y réussit. Cet auteur wallon nous affirme que Tout est sous contrôle ! dans un recueil de nouvelles (éd. M.E.O.) qui s’entretissent et conversent, sur une idée charmante, mise en œuvre avec drôlerie. Françoise Pirart est pince-sans-rire ; elle voudrait même nous faire croire qu’elle est toujours grave et ne se moque de personne. On l’imagine facilement dans un café de Bruxelles ou de Liège à observer les gens, très sérieuse, le rire rentré. Elle connaît le chat de la maison, un chat qui s’envole quand le soir tombe. Les gens qui aiment l’ombre des vieux cafés aiment aussi tout ce qui sort de l’ordinaire, fait tomber dans un monde différent, poétique. Elle écoute Johnny, l’idole des jeunes qui passe sur le juke-box, en tricotant des bribes de ses chansons. Elle attend peut-être un amoureux, je veux dire un de ses potes qui est amoureux et va lui raconter ses histoires moches. Il travaille sûrement dans une maison où on ne fait rien qu’archiver des photocopies en 50 exemplaires. On devine que Françoise Pirart se passionne pour ce genre de boutiques, modèles de la bureaucratie qu’on dirait soviétique à tort, car elle est kafkaïenne autant que courtelinesque, elle est donc partout, et on élit des chefs d’État pour gouverner ces espèces d’éoliennes à brasser le vent, pour les diriger, c’est-à-dire pour en être absents, mais fichés à la tête, agitant une marotte décatie de leurs menottes de vieillards précoces.

Bien plus tard, quand le Président déglingué par l’âge est entré en EPHAD, Françoise Pirart nous invite à le suivre, toujours aussi satisfait de lui, mais qui ne sait même plus le nom de son principal opposant. Ce grand homme arrivé au désastre ultime, qui est le sort ordinaire, continue de se croire quelqu’un. Terrible leçon ! Ailleurs, Françoise Pirart tempère son humour grinçant par de jolies histoires d’amour, tendres, mélancoliques. Mais là aussi, tout finit par s’effacer. Un des sommets de son art, c’est une histoire de pet sonore dans une salle de musculation, qui nous démontre que tout n’est pas sous contrôle, contrairement à ce que le titre annonce, ironiquement certes. Dans ce texte, où Françoise Pirart retient son rire, tout en nous montrant la crise tragique d’un timide exagéré qui n’est pas loin d’être un précieux ridicule, elle se hisse dans les parages de Molière, usant du même art de côtoyer le scabreux pour atteindre au sublime de la finesse psychologique. Comme Molière d’ailleurs, elle peut avoir le coup d’œil assassin et la dent d’acier, par exemple quand elle nous fait entendre « la langue des rois », qui n’est que ce verbe pisseux que les grands hommes font dégouliner dans les boites à ordures électroniques. On ne doit pas rire pourtant, il faut que tout reste sous contrôle, parce que c’est sérieux, un grand homme qui expose les affaires dont il a endossé la charge, avec la superbe d’un baudet : asinus asinam fricat disaient finement les Romains.


Justement, les voilà, nos chers Romains ! Ils vont nous apprendre à être heureux. C’est ce que soutient avec de beaux arguments Véronique Bruez dans son texte inclassable Ici habite le bonheur (éd. Arléa), un florilège de réflexions et d’observations, « bouquet de ses humeurs, expériences ou pérégrinations » sur les sites antiques, dans les musées et dans les textes. Véronique Bruez, qui sait tout de l’Antiquité, nous rappelle bien des choses que nous savions déjà, et c’est un plaisir de se les remémorer en sa compagnie, mais elle nous en apprend aussi beaucoup de neuves, et même d’inattendues ; elle le fait avec cette grâce des femmes qui savent mettre de l’élégance jusque dans leur science, de celles qui agrémentent une promenade de commentaires lapidaires, surprenants, vertigineux parfois, et cela sans jamais vous ennuyer. On en a envie de lui prendre le bras, et de flâner avec elle.

D’autant qu’elle n’est pas bégueule et aime la vie, gravement, rudement. Elle le dit en exergue : « J’aime, en grec, ce simple mot : Khaïré ! Réjouis-toi ! » Elle va nous faire découvrir tout ce qui dans la vie des Anciens pouvait permettre de satisfaire à cette injonction. Au lieu de nous guinder avec la vertu romaine, elle va nous faire découvrir des gens qui savouraient la vie, cherchaient à en jouir de toutes les manières, et même avec quelques excès, dont elle n’hésite pas à parler aussi. On a l’impression de retrouver une cousine de Montaigne, de nous affranchir avec un Montaigne en jupette de tenancier de maison du bonheur. Car les découvertes les plus étonnantes, nous les faisons avec l’auteur en pénétrant dans les maisons sorties des cendres de cette civilisation dont nous ne connaissons que les exploits guerriers et les turpitudes, et dont nous ignorons trop facilement l’art de vivre, qui tient peut-être dans la formule « Nature est un doux guide », non pas entendue comme Montaigne l’entendait, mais comme un Ancien devait l’entendre.

Il faut ajouter qu’à force de fréquenter ces Romains, dont la langue est une langue de paysan, précise, charnelle, sans chichis, « maigre et énergique », Véronique Bruez est devenue elle-même une remarquable manieuse du français, et donc de la pensée, qui n’est rien d’autre que « la chose pesée ». Vous comprenez qu’elle est aussi une sage. Bref, une véritable Montaigne, qui donne les mêmes bonheurs que notre sage guyennais, mais avec une touche féminine, qui se traduit en particulier par un souci de rangement ordonné et de brièveté que celui-ci n’avait pas. En fin de compte, c’est dans son livre qu’habite le bonheur ; entrez-y sans tarder.

  • Les hommes ont peur de la lumière, Douglas Kennedy, Belfond, 2022, 255 p. , 22 €.
  • Tout est sous contrôle, Françoise Pirart, M.E.O. , 2022, 16 €.
  • Ici habite le bonheur, Véronique Bruez, Arlea, 2022, 13 p. , 19 €.

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