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Flâneurs et plongeurs

Beaucoup d’écrivains restent sur le rivage, prenant plaisir à regarder plutôt les aventureux faire naufrage, que les bons nageurs qui « se pâment dans l’onde ».

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Flâneurs et plongeurs

Les écrivains plongeurs sont plus rares, plus innovants aussi ; mais ils doivent d’abord apprivoiser les lecteurs froussards, qui craignent les eaux profondes, s’ils veulent les amuser à des jeux inédits. Ainsi fait Grégoire Delacourt dans Une nuit particulière (éd. Grasset).

Particulière, cette nuit l’est à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle donne au roman une unité de temps dramatique. Elle lui apporte encore une dimension singulière, car cette nuit-là est vraiment unique, à nulle autre pareille. Elle est aussi très spéciale, et son originalité absolue se révèle peu à peu, au fil de péripéties savoureuses ou étonnantes, toujours mises en place avec maîtrise. Et enfin, c’est bien une nuit de plongée en eaux profondes, dans les mystères de l’âme humaine, ceux des inventions de l’amour, dans les insoupçonnables richesses du cœur, et aussi dans les tragiques stupeurs de la douleur, et du chagrin qui broie. Grégoire Delacourt offre à son lecteur des indices qui sont comme des bonbonnes d’oxygène, tandis que lui est descendu en apnée, au plus loin qu’on peut aller vers l’ivresse des profondeurs sans s’y laisser piéger.

Le sujet est simple : une femme abandonnée par l’homme qu’elle aime se propose à un passant, incapable qu’elle se découvre de traverser seule la nuit qui vient. Elle s’appelle Aurore, lui, Simeone. « Le soir écrase Paris. Je ne sais pas encore quelle nuit choisir », songe-t-elle au moment qu’elle avise ce passant, s’en approche, lui demande une cigarette. Je n’ai plus le droit de rien dire de l’invention romanesque – ce serait trahir l’auteur autant que le lecteur – sinon que déjà tout est monté de la machine qui se met en marche. Car il s’agit d’une machine, au vieux sens de ce mot qui signifiait machination, et aussi d’un engin comme en construisent les ingénieurs, d’une mécanique dont les effets sont inéluctables quoique imperceptibles d’abord, d’une fatalité d’horloge comme en montent les dramaturges, celle d’un ouvrage d’art aussi rigoureux et implacable qu’une tragédie de Racine.

Des aperçus fulgurants sur l’amour

Quand vous l’aurez lu jusqu’à la dernière page, laissez le livre reposer ; puis, recommencez à la première page. Cette fois, vous serez attentif aux signes, aux cailloux dispersés çà et là, et vous retrouverez votre chemin, vous comprendrez où l’auteur vous a mené, comment il s’y est pris pour vous cacher le but en vous donnant néanmoins toutes les clés. Vous apprécierez la mécanique du récit tout en découvrant qu’elle n’est pas seulement plaisante, mais qu’elle est montée pour que vous en soyez grandi, enrichi. D’aperçus fulgurants sur l’amour, sur ce qu’il signifie et sur les multiples façons de le faire sans seulement se toucher, mais aussi, et tout à l’opposé, sur sa force barbare, sur sa puissance qui nous rattache mystérieusement aux plus brutaux, effroyablement. De réflexions sur la force des souvenirs, en particulier ceux qui viennent de l’enfance, mais aussi de plus loin encore, des œuvres qu’on a aimées, des poètes qu’on a lus, de la souffrance et de la joie des hommes qui ont vécu avant nous, des siècles avant nous, mais fraternellement pourtant, tous nos semblables. Vous apercevrez au passage combien nos frères les hommes sont divers, variés, minables, et puis soudain si beaux, comme révélés dans une épiphanie totalement inattendue. Vous verrez que la pluie « innocente la nuit » de sa noirceur, et le monde de sa saleté ; que la mer attire, fascine, enchante, libère. Qu’on peut aimer « comme on regarde la mer ». Qu’on va toujours vers une mer, en se souvenant de sa mère. Vous conviendrez alors que « le réel est plus beau que l’idéal », que « c’est vivre qui est beau », même si la vie est tragique, comme l’histoire de la chèvre de monsieur Seguin le raconte si bien, avec la juste dose de merveilleux sertie dans le polissage des mots, qui permet de fermer les yeux en contemplant la joie conquise.


Après cette plongée, c’est à revenir sur nos rivages que nous invite Marin de Viry dans La montée des périls (éd. du Rocher). Il le fait à la manière du disciple d’Épicure, qui observe sans trop se mettre en danger, tout en condamnant les sottises où les mirages de l’ambition obligent les éberlués. Paul est un écrivain connu, qui tient la chronique littéraire et culturelle dans un hebdomadaire national. Erika écrit des articles « fouillés, structurés, gais, ironiques » sur l’art figuratif contemporain. Ils se croisent au Palais de Tokyo à l’exposition d’une plasticienne allemande occupée à monter « au firmament de la gloire culturelle » par les audaces les plus sottes, celles qui font larmoyer les niais. Ils se trouvent en phase, lui, saisi par l’ennui, elle, mordante, rieuse, cherchant un allié contre les « culturocrates européens. » Comme par ailleurs il a un ami député, grâce auquel il peut observer la faune des imbéciles aux dents longues, et qu’elle sera invitée à accompagner dans une tournée de mise en bouche une ambitieuse hébétée qui rêve de conquérir la mairie de Paris, les voilà unis pour nous faire découvrir le monde des affamés de gloire frelatée, avec toutes les variétés de spécimens qu’il comporte ; c’est qu’ils sont pour la biodiversité, voyez-vous.

Afin que la chose ne soit pas trop attristante, l’auteur leur donne de vivre un grand amour, qui forme un réjouissant contraste avec la guéguerre des toquards de l’État-spectacle. Ils auront donc l’occasion de nous montrer qu’ils maîtrisent les codes de la futilité, tout en sachant les mettre au service de la tendresse. Ainsi l’auteur renouvelle-t-il le marivaudage en lui donnant la touche de vide rigolard qui caractérise les malins de notre époque en dentelles de pacotille. Cette fausse gaieté vibrionnante ne parvient pas à effacer totalement l’horreur de notre monde, mais elle nous aide à comprendre que la vie et ses forces obscures viennent à bout des enlisements les plus nauséabonds. L’amour est vraiment plus fort que la mort, ce qui permet d’accepter qu’on puisse mettre dans la description des pires turpitudes une verve, une sapience, une joie de savoir y échapper, une sorte de bonheur satirique qui est sans doute le grand secret des esprits vraiment déliés.

L’art de pratiquer le saut à l’élastique

Subséquemment, comme chantait Brel, on est emporté par le tourbillon d’une fête de l’intelligence. Une fête cruelle, toute semblable à ces farandoles des soties anciennes, où gigotent « les ratés, les fayots, les opportunistes, les chercheurs de lumières » menés par ou fondus avec les professionnels de la bureaucratie parasite « sous la forme de consultants ». L’occasion de jolis portraits, comme celui de l’ennemie à abattre, cette sotte dont « seule la vaine gloire de sa binette d’héritière lui importe », et dont « tout est chez elle ramené au laborieux objectif de se rendre sympa dans l’opinion, dans les rédactions, et chez les producteurs de pognon. » Ce qui n’empêche pas de lui maintenir la tête hors de l’eau, juste ce qu’il faut, par une phrase de sainte Thérèse d’Avila, qui évoque l’intention de Dieu de ne pas juger par la taille « les petits pots et les grands pots », mais par le fait « qu’ils soient tous remplis. » Où l’on voit que l’auteur a l’art de pratiquer le saut à l’élastique, qui permet à ceux qui ont l’audace de se jeter au plus bas de remonter automatiquement vers les hauts.

En bas, les scènes drolatiques, les dialogues spirituels, les occasions farcesques, qui ne manquent pas dans le microcosme des affolés de gloriole ; en haut, la découverte de l’essentiel, de ce qu’on aime dans un être, qui est « une chair et un esprits réels, pas une apparition [qui déclencherait] automatiquement une espèce de procédure comportementale répétitive », mais bien plutôt une rencontre vraie, qui produit « une sorte de peur sacrée, un peu comme face à un livre d’histoire qui raconte des événements dont les causes sont insondables ». Délivré par cette découverte miraculeuse, on agit « en parfaite intelligence avec une version de soi-même qui a été conçue au ciel », c’est-à-dire avec son âme, on découvre émerveillé qu’on a bien une âme qui est faite pour aimer, et se manifeste donc quand on aime, ce qui prouve qu’on a quelque chose à faire sur cette terre.

Parce que ce livre féroce a aussi ses lumières, il nous suggère que les êtres les plus sots sont en vérité les victimes d’une société qui a accepté de se désenchanter, victimes consentantes, et coupables, dans la mesure où elles persévèrent dans l’erreur sur leur personne, et que cependant toutes ne sont pas définitivement perdues, menacées d’étouffement par l’ennui, « ce monstre délicat ». Parce qu’on peut tomber sur un être à aimer du fond du cœur, se sentir soudain en phase avec soi-même au sein de sa famille qui nous accueille, et comprendre alors qu’on peut contribuer, encore et encore, « à l’édification de la civilisation de l’amour ».

 

Une nuit particulière, Grégoire Delacourt, Grasset, 2023, 200 p., 19 €.

La montée des périls, Marin De Viry, Editions du Rocher, 2023, 220 p., 19 €.

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