Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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Étrange gageure de tirer d’une lecture quelques phrases qui puissent suggérer les émotions reçues, inviter à les partager. Tentons néanmoins l’aventure…
Un peu de latin nous donnera courage : Amicitia pactum salis, l’amitié est un pacte de sel. Il faut être Olivier Bourdeaut pour dénicher ce proverbe à résonance biblique et le donner, significativement tronqué, en titre à son nouveau roman, Pactum salis (éd. Finitude), qui est plus une histoire de sel que d’amitié. Il s’agit d’une plongée dans l’univers des paludiers du côté de Guérande, pour se nettoyer de Paris, se désintoxiquer, dit Jean, de « toute cette grisaille du ciel aux trottoirs en passant par les visages, ces immeubles caveaux, ces rues sales, ces zombies pressés, ce temps de Toussaint huit mois de l’année. Paris serait un cimetière à ciel ouvert si seulement les gens s’y promenaient avec un bouquet de fleurs à la main. Hélas ! ce n’est même pas le cas. À la place des fleurs, les téléphones prolongent naturellement le bras des Parisiens, et l’obtention d’un strapontin dans le métro est une des seules satisfactions de leur quotidien. » Ce gaillard n’a pas que le style que donne un fichu caractère, il a aussi une sagesse à lui, qui en fait un satiriste féroce, lui donne des envies de meurtre ; heureusement que sa « drôle de nature l’incitait toujours, lorsqu’il avait pris de l’avance, à ne pas en profiter pour finir plus vite, mais au contraire à laisser le temps le rattraper. » Voilà qui va permettre une liaison tarabiscotée avec Michel, le Parisien qui débarque un matin dans sa vie, puant l’urine et l’alcool. Jean va le mettre à dégorger dans sa fleur de sel, ce balourd faraud, riche et alcoolique.
La vie de paludier est rude, mais elle a ses extases ; Michel, qu’un curieux sens du devoir oblige à s’y soumettre, idéalise son aventure pour séduire une femme : « après une nuit de bamboche, lui dit-il, j’ai eu une révélation, un peu comme saint François d’Assise. J’ai soudainement ressenti l’envie d’une vie simple. Enfin le sort me l’a imposée et je l’accepte bien volontiers. » Ce qui ne l’empêche pas de s’écrier quelques heures plus tard : « Ça suffit ces conneries ! […] je me casse », et de vouloir assommer son initiateur, pris soudainement pour un bourreau. Les hommes que met en scène Olivier Bourdeaut sont des incertains, qui veulent exister passionnément, brutalement, avec la rudesse de ces Irlandais, grands cœurs et bagarreurs, que le cinéma a immortalisés. Tout cela dans une langue nerveuse, gouleyante, assez souple pour accompagner leur vertige et nous en donner la sensation.
Amélie Nothomb vous fera changer de monde. Vieille routière des automnes littéraires, elle a une réputation de légèreté auprès de bien des gens. Rien ne montre mieux la fausseté d’un tel jugement que son dernier roman, Frappe-toi le cœur (éd. Albin Michel). Elle nous y raconte une tragédie dans ce style retenu, pudique et presque froid qu’elle s’est forgé, style qui rend le chagrin plus intense d’être si élégamment porté. C’est l’histoire d’une fille que sa mère n’aime pas. Ces choses-là vous tombent dessus d’on ne sait où, vous écrasent, vous ravagent ; mais Diane, l’héroïne, a le cœur assez fort, assez vaste, assez profond pour comprendre cette mère qui la tient à la distance qui déchire, et y faire grandir de quoi l’aimer sans rien attendre en retour. Elle va peu à peu hisser l’art d’aimer au sublime, en portant sa part de désamour avec une hauteur d’âme, une dignité qui révèle une grande intelligence, la véritable intelligence, qui est celle d’un cœur ouvert à force de coups. Amélie Nothomb fait le récit de cette montée en héroïsme avec une justesse, une pénétration, une amabilité qui révèle en elle la grande dame des lettres françaises au royaume de Belgique.
À la dernière page, Diane, ouvrant sa porte à Mariel qui n’a « nulle part où aller », lui dit simplement : « Tu es ici chez toi. » En refermant ce livre, écrit dans la langue la plus intacte, telle que nos classiques l’ont forgée, on songe qu’Amélie Nothomb nous ouvre sa maison, à nous lecteurs lassés d’avoir affronté ailleurs tant de déchiffrements pénibles, et qui nous sentons enfin accueillis chez nous, dans la vieille maison commune de notre langue française.
Mais peut-être avez-vous de l’appétit pour un écrivain d’une autre trempe ? Je vous propose Marie-Hélène Lafon. Elle n’a pas le raffinement exquis, détaché, un rien goguenard de la superbe Amélie Nothomb ; elle aurait plutôt l’âme rêche de ceux que la chair ne rebute pas : l’acier de sa plume est mordant, déchirant, incisif comme celui d’un couteau à désosser. Son dernier livre, Nos vies (éd. Buchet-Chastel) est un roman qui développe une nouvelle publiée ailleurs, en lui arrachant des fils qu’elle étire et rebrode entre eux. Elle nous y présente une caissière de supermarché, Gordana, et les réactions que sa présence énigmatique provoque sur une cliente, qui s’explique ainsi : « Le supermarché me rend sentimentale. Ça m’est venu sur le tard, après quarante ans, et j’ai aimé ce vague prurit suscité par les chansons, toujours les mêmes, dont les paroles tournent en boucle fatiguée dans les allées tapissées de produits en couleurs. Les mots coulent et font sirop avec les odeurs de fruits, de pain industriel, de produits ménagers, de comptoirs réfrigérés. » Les mots qui font sirop, voilà de ses trouvailles qui illuminent la langue comme ferait un pétard de feu d’’artifice ! On ne savait pas que notre langue recelait ces étincelles-là ; on les voit monter avec des yeux agrandis, la bouche entrouverte pour une expiration heureuse : que c’est beau !
Cette cliente narratrice observe les scènes de sa vie ordinaire et, comme un écrivain qu’elle admire, elle a l’art « d’amener dans son livre bien tenu le sauvage de la bête », entendons le corps que nous avons, que nous sommes, et qui suit sa voie comme fait la sauvagine, et nous impose ses traces, ses laissées. Gordana est magnifique, plantureuse, la poitrine d’une géante qui enivre, la dignité d’une dame qui cache une infirmité sortie de son enfance misérable. La narratrice dit qu’elle « n’oublie à peu près rien » et que ce qu’elle a oublié, elle « l’invente ». Marie-Hélène Lafon invente en gourmande jamais satisfaite, mais quand elle invente des fables pour recharger le monde en merveilles, elle l’annonce par un conditionnel passé. Car sa langue est toujours juste, ne ment jamais ; « il suffit de regarder et d’écouter », d’avoir l’œil.
La narratrice nous confie qu’elle a vécu une belle histoire d’amour avec Karim, qu’ils allaient à la piscine ; alors, se souvient-elle, nous étions « dans la pleine gloire de nos corps souples, et à la proue de nous-mêmes. » Puis Karim s’est envolé. De même, Gordana disparaîtra ; mais auparavant, la narratrice aura vécu une épiphanie : « Aujourd’hui j’ai vu et entendu le rire de Gordana et elle n’était plus la même personne, j’étais presque fière d’avoir deviné à quel point son rire pouvait être un événement, un séisme considérable, une aurore nouvelle […] elle est partie dans son rire irrésistible, comme on glisse ou comme on danse… »
Marie-Hélène Lafon écrit comme Gordana rit, faisant paraître au jour des choses considérables, et toujours nouvelles.