Nous pouvons être fiers de nos romanciers. Pas de tous, bien sûr, mais fiers de ceux que le respect de notre langue et de notre tradition littéraire conduit à peindre avec finesse et pénétration une part de notre histoire contemporaine, comme fit Anatole France en son temps. En voici deux : Serge Joncour, qui publie Chaleur humaine, et Jean-Michel Guenassia, qui nous donne À Dieu vat, tous les deux chez Albin Michel.
Chaleur humaine est une jolie réussite. Le sujet est donné par l’actualité : poussés par les désagréments du confinement imposé par la gestion pour le moins chaotique de l’épidémie de coronavirose, une famille en morceaux se retrouve dans la ferme familiale qu’exploite Alexandre. C’est l’histoire du rat des villes et du rat des champs. Serge Joncour penche pour les champs, mais il n’ignore pas combien les villes peuvent être séduisantes, particulièrement de nos jours, où choisir de rester vivre des champs peut relever de l’héroïsme. Néanmoins, les épidémies, qui ravagent d’abord les villes où les hommes s’entassent, nous donnent de hautes leçons de sagesse, dont celle-ci : l’héroïsme demande des sacrifices qui peuvent effrayer ; cependant, vivre est une si rude aventure que l’héroïsme n’est pas un choix parmi d’autres, mais une nécessité. Non pas tant l’héroïsme des grandes actions éclatantes, mais celui des abnégations qu’imposent les tâches quotidiennes, auquel Alexandre est rompu. Il saura donc tant bien que mal accueillir ses sœurs et leur suite, même s’ils se sont fâchés depuis des années, et que ce soit la charité la plus difficile qui lui est demandée, celle qui implique le pardon des offenses. Accueillir des proches qui vous ont méprisé, fui, oublié, et débarquent soudain pour réclamer leur part de protection en mettant le désordre dans votre vie rangée, c’est un exploit. Alexandre se trouve soudain dans le rôle du père de la parabole de l’enfant prodigue : il lui est demandé d’accepter le retour des éclopés, et de trouver en lui assez de cœur pour le faire généreusement, en rallumant cette « chaleur humaine » que ses sœurs ont méprisée. Il en est tellement surpris qu’il reste d’abord hébété, incapable de nommer ce qu’il découvre – et c’est réciproque.
Dérisoire, stupide ou sacré
Ainsi dans la scène où Alexandre s’interroge sur ceux qui se sont attablés chez lui : « Cette famille, c’était pourtant la sienne, ces êtres autour de sa table, c’était les siens, mais il se sentait parfaitement étranger. […] Il en va des familles comme de l’amour, d’abord on s’aime, puis un jour on n’a plus rien à se dire, signe qu’on doit changer profondément. (Je me permets de préciser : qu’on a dû changer, comme ça, par le mouvement du temps, et qu’on va devoir encore le faire, mais cette fois, par décision.) […] Il avait envie d’être léger, de déverrouiller cette mutuelle incompréhension, mais il savait que cela risquait de semer plus encore le trouble. Trouver la paix, ça marche déjà si mal pour soi, alors pour les autres… » À ce moment, la télévision montre les gens qui – vous vous en souvenez – de leurs fenêtres applaudissent les soignants. Tous restent interdits. « Chacun hésitait dans son for intérieur, n’arrivant pas à savoir si se joindre à ces applaudissements serait dérisoire, stupide ou sacré. »
Il y a aussi dans cette histoire trois chiots, abandonnés par des voleurs, adoptés par les vieux parents. Trois animaux mignons dont les aventures forment une basse continue à la symphonie familiale, lui ajoutant un sens nouveau, parce que si l’épidémie bouleverse la vie des hommes, elle laisse les animaux poursuivre leur traintrain ; mieux, « en cessant leurs activités les hommes libéraient toutes les autres formes de vie […] Homo erectus était sorti du jeu ». L’homme naturel peut retrouver ses marques, la famille guérir ses plaies. Voilà qu’un jour qu’on poursuit les chiots qui jouent à disperser les plants de pomme de terre, on se met joyeusement de la terre partout ; révélation : « c’était le tableau d’une famille réconciliée. » Qu’importe qu’on ne sache pas nommer les choses si on les vit comme un jeu capital, en s’accommodant des saletés inévitables. D’ailleurs, les mots qu’on emploie par habitude nous démasquent. Ainsi Greg ne veut pas être confiné, testé « comme des bovins », parce qu’enfin, « les hommes c’est pas des animaux, bordel ! – Pourtant, [rétorque le père,] t’arrêtes pas de dire que les Français sont des moutons. » Vivre est difficile, savoir ce qu’on pense est compliqué, il faut de la force d’âme, de la ruse, et beaucoup de patience : « La vie va d’une peur à l’autre […] il convient de s’abreuver du moindre répit. »
Profitons-en pour passer au livre de Jean-Michel Guenassia, où je ne vois qu’une faiblesse : le titre. Je ne trouve pas qu’À Dieu vat soit un bon titre, pour la raison que, s’il exprime la philosophie de l’auteur, il ne dit rien des deux sujets qu’il traite : l’émancipation des femmes, et la maîtrise par la France de l’énergie nucléaire. Arlène est une petite fille douée du génie des mathématiques, qui doit se battre pour avoir droit aux études dont elle est capable, pour accéder aux grandes écoles et au rang professionnel qu’elle mérite, pour exercer son métier au niveau qui est le sien, dans un laboratoire de recherches très pointues, puisqu’il s’agit du centre secret où la France met au point par ses seuls moyens aussi bien la maîtrise de l’énergie nucléaire civile que celle de son pendant militaire, la bombe A. C’est l’occasion pour l’auteur de nous faire découvrir par le menu cette épopée, qui fit de notre pays une puissance nucléaire, malgré ses alliés prétendus, passionnante leçon d’histoire, qui suscite l’admiration pour ce qu’a su faire notre pays exsangue au sortir de la seconde guerre mondiale. C’est aussi une histoire banalement humaine, narrée avec une précision psychologique tout aussi pointue que celle des calculs des ingénieurs, avec entre autres cette crucifiante affaire entre Arlène et Pierre, un journaliste pacifiste, bêtement tombé amoureux d’une femme qui participe à la conception de la bombe. C’est sans doute qu’on va son chemin sans jamais rien faire d’autre « que se mettre en conformité avec [son] destin », qu’« on ne choisit rien, [qu’]on ne fait que mettre ses pas dans le chemin tracé, [qu’]on accomplit toujours ce que l’on est. »
Reste à savoir ce que cela veut dire, car l’auteur ne s’en explique pas, n’évoquant que par son titre le rapport que cette conviction pourrait avoir avec Dieu. « Ce que l’on est » est-il un « destin », presque un mauvais sort qui nous aurait été jeté – ou une grâce reçue qui nous met en relation avec la Providence amoureuse ? L’amour, cette puissance qui nous entraîne si violemment, ne serait-il qu’un traître ? – à moins qu’il ne soit un énigmatique maître en art de vivre ? Si l’auteur ne répond pas à ces questions, il oblige si habilement à les poser par son récit, il invite si finement à marcher vers les réponses justes qu’on ne peut guère se tromper sur le sens de ces drames. Ils sont une invitation à combattre, avec les moyens que nous ignorions posséder, dont nous ne savons pas quand ils nous furent donnés, mais que nous expérimentons d’un coup être là, tout-puissants sans cesser d’être doux, bienveillants et salutaires.
Une langue est solide comme le piolet
Et c’est là où nous comprenons que Jean-Michel Guenassia est un grand romancier, qu’il en possède les qualités rares : une curiosité pour les âmes, un sens aigu de ce qui est enfoui en chacun, une vive empathie pour les personnages qu’il invente, si intensément qu’il les crée, leur donne une présence si impérative qu’ils s’impatronisent dans notre imagination. En lisant ces pages habitées, on entre peu à peu dans le monde qu’il a mis en place. Et le mystère s’accomplit, la vie circule entre les lignes et les mots, la sève irrigue la langue, qui s’anime, et nous parle.
Si on revient sur terre pour proposer une analyse plus technique, on dira que les personnages sont construits avec précision et puissance, mais surtout que la mise en place du récit, son architecture est maîtrisée avec un talent sans faille. Racine disait que lorsqu’il avait construit une tragédie, enchaîné parfaitement les péripéties, elle était terminée – l’écrire n’étant plus rien. J’ai l’impression qu’il en va ainsi pour Jean-Michel Guenassia. L’histoire est compliquée, les personnages nombreux, les événements mêlés, mais jamais on ne perd pied. L’auteur nous mène avec la fermeté d’un guide de haute montagne. Sa langue est solide comme le piolet qui agriffe la roche. Il varie les points de vue avec la maestria d’un pianiste qui improvise sans jamais perdre sa ligne mélodique. Aucun faux pli à sa syntaxe, pas un faux pas de vocabulaire. Il écrit en maître artisan, comme sa Marie.
Elle travaille dans un atelier qui restaure des vitraux fracassés par la guerre ; elle ne croit plus en Dieu, et se demande soudain pourquoi elle se donne tant de mal pour rendre leur gloire de lumière à des héros bibliques. « Elle ne trouve pas d’explication à cette contradiction. Parce que c’est l’incarnation de la beauté, se dit-elle. Tout simplement. » Comment ne pas songer au « Beau Dieu » d’Amiens ?
Chaleur humaine, Serge Joncour, Albin Michel, 2023, 352 p., 21,90 €
À Dieu vat, Jean-Michel Guenassia, Albin Michel, 2023, 496 p., 22,90 €