La démocratie chrétienne s’écrivait naguère, et encore aujourd’hui, avec un trait d’union qui force le qualificatif à s’unir à ce mode de gouvernement, ainsi que le voulait à l’origine le projet partisan qui consistait à s’emparer du pouvoir sous cette double étiquette.
C’est ici sans trait d’union, car il s’agit de savoir si la démocratie est par nature chrétienne, d’essence évangélique, scripturaire, en quelque sorte révélée, enseignée par le magistère, et, vice versa, par aboutissement logique, si la démocratie n’est pas le régime qui, malgré les apparentes contradictions des siècles, est la forme politique, sociale, idéale même, véritablement achevée du christianisme après deux mille ans d’histoire et de longues maturations et après de multiples, sanglants aussi bien que faux, malentendus.
C’est, au fond, la question que pose Christian François, l’auteur de cette brillante et profonde étude que viennent de publier les éditions de Flore sous le titre interrogatif Peut-on être chrétien et démocrate ? Avec une préface remarquable de Rémi Brague. L’interrogation pose problème et la réponse positive est précisément problématique. L’auteur se livre à une scrupuleuse enquête. Il commence par ausculter les livres saints et l’histoire même du peuple de Dieu, Israël, ce peuple choisi par lui, élu, pour porter sa parole, son message et son projet. Il n’y a pas là un gramme de démocratie ! Le peuple ne cesse, en tant que tel, de se dévergonder ; les rois aussi, d’ailleurs. Seul Dieu reste fidèle à son Alliance avec l’immortel petit reste, qui n’est jamais qu’un « reste », c’est-à-dire jamais une majorité. Et Dieu rappelle à l’ordre peuple, rois, oligarchies sacerdotale et politique, par juges, prophètes et leçons divines souvent vengeresses.
L’Évangile qui rapporte les paroles et les gestes du Dieu fait homme, le Verbe fait chair, par essence souverain, n’est pas plus explicite sur le sujet. Les paraboles sont sévères, en dépit qu’on en ait. La miséricorde de Jésus a pour caractéristique d’être souveraine, en aucun cas démocratique. Jésus-Christ enseigne de manière simple et magistrale que l’Espérance de la société parfaite est pour l’Au-delà et que le principe même de souveraineté de son royaume, car c’est un royaume, n’est pas de ce monde. Les lendemains qui chantent ici-bas et la société merveilleuse, sans classe et sans discrimination, ne forment en aucun cas l’ossature de l’enseignement du Christ ni ne constituent la finalité de son action rédemptrice.
L’histoire de l’Église vraie, celle qui se situe dans la ligne apostolique, est dans la même veine, même quand l’Église débouche sur le plan politique et devient la plus haute institution de l’ordre social. Les plus grands noms vont tous dans le même sens, même dans les décisions les plus importantes qui relèvent pourtant de choix stratégiques. La sainteté accompagne cette vision du monde et de l’avenir, même si l’histoire est mêlée des plus sordides passions humaines, dont précisément celle du pouvoir ! D’ailleurs, la désignation par élection fut le privilège monastique pendant des siècles.
La grande doctrine, celle d’un Bossuet par exemple, tout en exprimant la plus forte des admirations pour l’ordre royal et chrétien, ne manque jamais de tout soumettre et remettre à la volonté divine. Le magistère de l’Église, au-delà des prises de positions passagères, diplomatiques, voire contradictoires, n’enseigne pas autre chose que la constante distinction du temporel et du spirituel, où le temporel se doit lui aussi d’obéir à la souveraineté divine dans son intérêt bien compris.
Sauf, évidemment, les choix plus récents opérés par les autorités ecclésiales, surtout depuis le Concile, et même un peu avant, depuis l’encyclique Pacem in terris, dans la suite des tentatives du philosophe Maritain, entre beaucoup d’autres d’ailleurs, d’aboutir à un consensus en quelque sorte général qui ferait du christianisme le supplément d’âme de la démocratie universelle, ou de la démocratie l’aboutissement des vertus évangéliques en travail dans l’histoire. Sorte de Méliton de l’époque moderne, ce contemporain du deuxième siècle de Justin, apologète qui voulait prouver à l’empereur que Rome n’avait d’avenir que dans la religion chrétienne.
Ainsi s’expliquent les positions du pape François, par une volonté de convergence et, pour ainsi dire, d’identification des buts, des principes, des pratiques, des espoirs de la société moderne et des peuples du monde avec une Église purifiée et modernisée dans une égalité et une fraternité totalement vécues, liées à la liberté de conscience démocratique.
Mais qui ne voit que tout cet effort est vain ? Le monde d’aujourd’hui ne correspond nullement à cet enchaînement de propositions abstraites. La réalité profonde de l’Église est concrètement en opposition radicale avec le monde et son évolution sur tous les sujets essentiels. Les voies du salut éternel ne passent pas par l’épanouissement de la société démocratique. La conclusion est implacable, quoiqu’énoncée avec la modération d’un homme de bonne foi et sans parti pris.
Christian François, Peut-on être chrétien et démocrate ? Préface de Rémi Brague, Édition de Flore, 365 p., 10 €
