Tribunes
Que faire ?
Adieu, mon pays qu’on appelle encore la France. Adieu.
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Paul de Sinety et Olivier Cariguel dirigeaient la revue, Stéphane Giocanti, professeur de Français, avait réalisé avec moi un entretien avec Millet, qui n’avait pas encore, me semble-t-il, abandonné le métier. Il venait de publier Le Sentiment de la langue, I, II, et III : mélange à la Table Ronde et La Gloire des Pythre : roman, chez POL. Pierre Bergounioux, Yannick Haenel et Jude Stéfan avaient participé au numéro. J’aligne ces titres et ces noms avec nostalgie, car le temps a détendu ces jointures (et dessiné des carrières), et surtout pour montrer qu’on n’imaginait pas, alors, que Millet deviendrait un auteur très éminent, un accoucheur de Goncourt puis, d’un coup ou presque, le maudit de Gallimard, et qu’aucun écrivain bien établi ne se risquerait plus à lui décerner le moindre éloge pour son style et ses vues sur la langue française. Pour nous, alors, Millet était un styliste, un défenseur de la langue, un contempteur de ceux qui la souillent en l’écrivant mal, bref, un moraliste, presque un chef de file – doublé d’un romancier labourant une Corrèze noire, suintante et puante comme certains tableaux de Théodule Ribot. Langue morte, Blanchot, Ponge, détritus limousins, Millet prophétisait que tout était fini tout en écrivant sans cesse. Nous le lisions, les éditeurs le courtisaient. Puis, la chute.
La Nouvelle Librairie vient de republier en un gros volume les essais qui lui valurent sa disgrâce et tous ceux (ou presque) qu’il publia depuis pourvu qu’ils aient une visée politique, qu’il s’agisse, une fois encore, d’affirmer qu’il n’y a plus d’écrivains en France, que la population du pays change, que la chrétienté était nécessaire, que l’antiracisme est une terreur littéraire, que le Système est capable « de récupérer les déviants au nom même de l’idée de révolte, travestie en indignation, comme on l’a vu pour des écrivains particulièrement critiques de l’horreur sociétale qui s’est mise en place au nom du Bien démocratique (pléonasme moiré dont l’histoire reste à faire, tant le nuancier est vaste, depuis la tolérance jusqu’à l’hédonisme, en passant par la vigilance, l’horizontalité, le partage, le “mariage pour tous”, les droits des animaux, le dernier roman écrit par le premier venu […] » (Lettre aux Norvégiens sur la littérature et les victimes, 2014). Il faut l’entendre parler avec de belles insultes des écrivains qu’il n’aime pas (ils sont nombreux).
Richard Millet, dans une longue et utile préface, retrace sa déchéance, se met en scène comme il l’a si souvent fait mais ici en tant que victime symptomatique, en tant que parfait exemple de cette dégradation de la vie intellectuelle et littéraire, de cette haineuse bêtise dont s’enorgueillissent ceux qui traquent le fascisme dans le point-virgule, le subjonctif et le bruit du français quand il refuse les facilités du vocabulaire appauvri et des tournures plates, et que tous ces essais pamphlets documentent. Car le Millet antélapsaire avait en quelque sorte abandonné le seul combat littéraire pour descendre dans l’arène politique. Son erreur fut peut-être de croire qu’être un excellent romancier avec une position enviée lui permettrait d’émettre sans risque des avis plus ou moins nuancés sur le nombre de noirs dans le métro et l’enfermement idéologique de la coterie germanopratine. Il est resté dans l’arène, taureau pas encore abattu, chargeant les capes de la postmodernité. Lire la succession de ces essais est comme parcourir sans cesse le même paysage en différentes saisons, en y trouvant toujours de nouvelles nuances, soit que l’auteur confie son triste sort, soit qu’il se lamente sur la langue, dans des pages où le sentiment s’allie à l’analyse, soit qu’il vitupère ses anciens confrères et le monde des intellectuels en général, soit enfin qu’il considère sombrement l’état de la France. Le Millet romancier a quasiment disparu, dans cette décennie : ne pouvant plus décrire le Limousin, il décrit le système qui l’exclut, la France qui disparaît, et la guerre qu’il mène pour préserver son écriture, lui-même, sa langue, son pays.