Civilisation
Vauban pour toujours
1692, le duc de Savoie franchit le col de Vars, emporte Embrun, puis Gap. Louis XIV demande à Vauban de fortifier le Queyras.
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J’ai trouvé trois guides vers ailleurs, qui sont aussi différents que les cigales diffèrent des coquillages.
Commençons par les coquillages. Mathias Malzieu, qui connaît le bon usage des sables de Seine, a rencontré sous un pont Une sirène à Paris (éd. Albin Michel). Mathias Malzieu est chanteur de rock (groupe Dyonisos) ; pas étonnant qu’il se soit intéressé au chant de ces monstres marins qui ont fasciné Ulysse. Mais lui a jugé plus simple de demander à l’inondation d’apporter une sirène sur les berges parisiennes. Comme Mathias, Gaspard est un chanteur au cœur en or. Quand il voit cette pauvre sirène blessée, dont les fesses font malgré tout penser « à un lustre d’hôtel de luxe », il l’emmène à l’hôpital. Mais sans carte vitale, tu peux toujours crever ! Le bon Samaritain la remmène donc chez lui et essaie de la soigner en lui parlant un peu anglais – une sirène, ça doit parler comme dans les films américains, non ? Eh bien, celle-ci parle français. Elle s’appelle Lula, et comme elle a déjà beaucoup souffert des marins, qui voulaient lui faire la peau pour monnayer ses yeux d’émeraude et sa queue de diamants – notre temps n’est plus celui des poètes – elle craint ce type qui l’a ramenée chez lui, et elle se propose de le tuer en lui chantant un air. Elle tombe mal : Gaspard est immunisé contre les chants d’amour ensorcelants par une récente déconvenue amoureuse.
Bon, je ne vais quand même pas tout vous raconter. D’autant que si Mathias Malzieu est un délicieux conteur d’histoire à ne plus dormir, il est aussi un poète de la grande espèce, de ceux qui réinventent la langue en la constellant de trouvailles comme le petit poucet semait ses cailloux afin de retrouver sa maison. Raccourci calculé, vous vous en doutez : Lula va retrouver sa maison comme E. T., et Gaspard va retrouver de quoi effeuiller son cœur d’artichaut.
Puisque ce livre se déguste comme un Pernand-Vergelesse des grandes années, éveillons nos papilles par son début : « Il pleuvait en plein soleil sur Paris, ce 3 juin 2016. La tour Eiffel se laissait pousser les arcs-en-ciel, le vent coiffait leurs crinières de licorne. Les grelots de pluie rythmaient la métamorphose du fleuve. » Et vogue la galère du rêve ! Mais faut vous dire aussi que Mathias Malzieu est un fin connaisseur du cœur de l’homme, comme on le voit par exemple dans cette perle : Rossy, une emmerdeuse à la Simenon, est venue voir Lula dans la baignoire de Gaspard ; elle lui raconte ses malheurs amoureux : « après la rupture, je me suis refermée comme une huître. J’espérais sans trop me l’avouer que quelqu’un viendrait taper sur ma coquille pour me dire : « Hey ! sortez de là, je sais que vous êtes une perle ! » Mais personne ne vient. » Qu’est-ce que vous en dites ? Bref, voilà un bouquin à mettre sur le rayon de votre bibliothèque qui se trouve le plus proche de votre cœur.
Après ça, la Provence, celle où ce délirant de Buonaparte débarque un beau jour de 1815, parce qu’il en a marre de se chauffer la cervelle avec ses souvenirs. Louis XVIII l’énerve, on lui dit que l’armée le regrette, il décide de faire une virée vers le nord, et peut-être remonter sur son trône. Voilà l’aventure que nous raconte Sylvie Yvert dans Une année folle (éd. Héloïse d’Ormesson), un récit ragaillardi par les remèdes du roman. Vous me direz que tout le monde connaît, que c’est un peu réchauffé. Détrompez-vous. Sylvie Yvert a choisi de nous faire vivre ces fameux Cent jours derrière deux fidèles de l’Empire méconnus : Charles de Labédoyère et Antoine Lavalette, et de nous raconter ça comme une sorte de tragédie mêlée de burlesque, une manière de vaudeville inattendu, « une pièce de boulevard où les portes s’ouvrent et se ferment, où l’on prend les mêmes dans un ordre différent à chaque acte, pour reproduire une mise en scène identique, réglée par une chorégraphie similaire. » Et puis, elle vous ajoute de belles histoires d’amour, qui commencent dans le ton soporifique des mariages ordonnés et mal arrangés, mais qui prennent bientôt des accents romanesques surprenants, se terminent par des lamentos d’opéras pas encore romantiques, mais pas loin.
Napoléon a l’air fatigué d’un type qui délire, veut toujours se faire obéir dans l’instant, mais ne sait plus vraiment y faire, particulièrement quand il se trouve sur le champ de bataille où il devrait briller, et où il se contente de s’entêter. Bien sûr, on a nos deux crapules célèbres, Talleyrand et Fouché, mais Sylvie Yvert nous les montre plus humains, presque sympathiques. En tous cas, elle nous les fait comprendre en les replaçant dans la complexité des relations avec les Français, toujours insaisissables, et les étrangers, toujours dangereux par la peur des premiers. Fouché dit une chose bien profonde de notre peuple : « Il est en France deux dispositions dont on ne tient jamais assez compte dans les crises politiques… Celle des vaincus à se décourager et s’abstenir ; celle des indifférents, des indécis, à se jeter aveuglément dans le courant du jour, quel que soit ce courant. » Citation très exacte, prises avec tant d’autres des hommes politiques, mais aussi de Chateaubriand, de Stendhal, de Musset… Car ce livre est d’une exactitude à faire frémir : hélas ! on s’y reconnaît tellement ! On en vient à regretter de ne pas avoir sous la main un Louis XVIII, si balloté, si malmené, mais toujours digne, la parole percutante et fine. Et qui finit par sortir de cette folie avec une habileté politique qui en impose.
Reste mon troisième atout, inclassable, aussi fou qu’Afflelou puisqu’il nous offre trois histoires pour le prix d’une. On le connaît. C’est Bernard Leconte, qui publie un recueil de trois nouvelles intitulé Trois durs à cuire (éd. Les impliqués). Est-il bon ? est-il méchant ? se demanderait Diderot de l’auteur, à lire ces trois destins féroces si tendrement narrés.
La première histoire est celle d’un député maire qui ne comprend rien à la malhonnêteté. Non seulement il ne se compromet jamais, mais il est assez bête pour le faire remarquer hautement, et ainsi jeter ses vertus à la figure des salauds et des minables ! On comprend bien qu’il va devoir supporter d’être haï avec férocité. Il trouvera un refuge dans les fables de ce bon La Fontaine. Après cette histoire sordide troussée de façon idyllique, celle d’un généreux qui ne songe qu’à rendre service sous l’Occupation dernière, qui va tout faire pour aider les gens, mais n’aura pas l’idée nécessaire de s’afficher résistant. Il apprendra qu’il ne suffit pas d’être un excellent homme, mais qu’il faut porter une étiquette qui le garantisse auprès des contemporains, grands amateurs de bobards. Il est moins bête que le premier, mais il est plus à plaindre. Il finit par nous faire enrager contre nos « frères humains ». La dernière est une femme douée pour la méchanceté comme la vipère pour la morsure qui tue. Bernard Leconte nous raconte son enfance, la manière dont elle insulte sa mère vieillissante, l’intelligence et le cynisme avec lesquels elle réussit dans notre joli monde contemporain. Enfin, il nous raconte comment elle veut son aventure amoureuse, elle qui n’a pour cœur qu’un caillou. Celle-là effraie. On ne voudrait pas croiser son chemin.
Tout cela est raconté comme Bernard Leconte raconte, froidement, drôlement, en faisant des zigzags pour qu’on ait l’impression d’être dans un manège. Il grave des portraits qui laissent flotter l’odeur de l’acide avec lesquels la plaque a été incisée. Bernard Leconte est un moraliste tragiquement drôle, il sait que les hommes sont malheureux parce qu’ils sont, les uns bêtes, les autres méchants, souvent les deux, mais surtout parce qu’ils sont sourds et aveugles, ce qui fait de toutes vies une accumulation de malentendus, qui les rend rigolotes et pitoyables. « Bois ça, disait mon grand-père quand je frissonnais de fièvre, c’est du raide ! »
Illustration : Mathias Malzieu