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Apologie de l’alcool

L’ivresse ritualisée jetait un pont entre les humains et les dieux. Le christianisme en avait fait un signe de salut. L’OMS l’accable de tous les maux et ne vénère plus qu’une santé toute physique, sans éternité.

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Apologie de l’alcool

Nous sommes en plein Sober October, et vous avez sans doute déjà été, à nouveau ! confrontés au fameux rapport de l’OMS, qui affirme : « Il n’est pas possible de parler d’un niveau de consommation d’alcool considéré comme sûr. Peu importe la quantité consommée, le risque pour la santé du buveur commence dès la première gorgée de toute boisson alcoolisée. » On pourrait balayer cette formule d’un revers de main en rappelant que cette même institution continue de vanter la sécurité de la vaccination contre le Covid-19, allant jusqu’à la recommander sans réserve aux femmes enceintes, mais le problème est en réalité plus profond : à peine une génération s’écoule que revient la vieille question : l’alcool est-il un bien culturel ou un vice ?

Nous devons donc prendre ce débat au sérieux. Car la culture ne vit pas des extrêmes – abstinence ou ivresse permanente – mais de la recherche de la juste mesure entre ascèse et extase. Et celui qui veut bannir l’alcool (ou d’autres enivrants légers) ne veut pas seulement éradiquer un « vice » : il s’attaque au cœur même de la nature humaine.

Un simple regard vers l’Antiquité suffit pour saisir le lien intime entre ivresse et culture. Le mythe grec considérait Dionysos comme une figure centrale de l’Olympe, ce « dieu étranger » responsable aussi du théâtre, de l’extase et de la métamorphose. Ses fêtes, les Dionysies, exprimaient cette double dimension qui marque encore aujourd’hui l’Europe : le vin soulage du quotidien, fonde la communauté et ouvre – ne fût-ce que pour un instant – l’accès à la transcendance.

Le vin, symbole de la civilisation méditerranéenne

La philosophie reprit très tôt ce motif. Le Banquet de Platon n’utilise pas par hasard le cadre d’un symposion. Le vin y est la condition de la parole : il délie les langues, rend l’âme perméable, et ce n’est qu’à travers ce léger vacillement des sens que les participants osent réfléchir à l’Éros, à la vérité et à la beauté d’une manière qui dépasse les limites de la raison et touche à l’indicible. L’ivresse n’y est pas condamnée moralement mais reconnue comme un médium philosophique – à condition, certes, qu’elle soit contenue dans l’ordre du dialogue (et savamment piloté par un Socrate qui, malgré sa consommation impressionnante de vin, ne laisse paraître aucun signe extérieur d’ébriété).

Même les Romains, qui aimaient à se décrire comme sobres et disciplinés, ne pouvaient se passer du vin. Leur convivium était bien plus qu’un repas : un rituel social et politique où s’établissaient les liens, se concluaient les alliances et se confirmaient les hiérarchies. Le vin coulait aussi bien dans les villas de l’élite que dans les humbles logements de la Subure : Rome, maîtresse du monde, fit du vin le symbole global de la civilisation méditerranéenne, du mur d’Hadrien jusqu’au royaume de Kouch.

Mais l’ivresse ritualisée n’est nullement un phénomène exclusivement européen : elle constitue une constante anthropologique observable depuis les débuts de l’humanité. Déjà les sociétés de chasseurs-cueilleurs consommaient des fruits fermentés, du miel ou des baies, non par hasard, mais intégrés dans un contexte rituel : l’alcool n’était pas un luxe quotidien, mais un pont entre les mondes. Il aidait à diagnostiquer les maladies, à légitimer les décisions tribales, à apaiser les puissances cosmiques et à renforcer les liens communautaires.

Boire pour participer au lien éternel entre vivants et morts

Les grandes civilisations de l’Antiquité donnèrent elles aussi à l’alcool une importance centrale. En Égypte, la bière était un aliment de base doté en même temps d’une fonction sacrée. La fameuse « fête des ivrognes », en l’honneur de la déesse Hathor, illustre parfaitement cette ambivalence : la bière pouvait déclencher une fureur destructrice, mais aussi l’apaiser, comme lorsque Hathor, ivre, passa de la soif de sang à la clémence.

Il en allait de même chez les Sumériens, qui nous ont laissé, avec les hymnes à la déesse de la bière Ninkasi, l’un des plus anciens textes poétiques du monde. La bière y est nourriture, salaire et élément rituel à la fois. Dans les temples, on versait des libations ; dans les tavernes, on scellait la communauté et l’on s’armait de courage contre « ceux d’en haut ». Dans l’épopée de Gilgamesh, boire de la bière marque même le passage de la sauvagerie à l’humanité : seul celui qui mange du pain et boit de la bière est véritablement civilisé.

En Chine, nous rencontrons dès les premières dynasties le jiu, un vin de millet ou de riz. De somptueux bronzes rituels, chefs-d’œuvre de l’art chinois ancien, étaient destinés exclusivement à l’offrande de cette boisson aux dieux et aux ancêtres. Boire, c’était participer au lien éternel entre vivants et morts.

L’alcool discipliné, non diabolisé

Avec le christianisme, l’alcool reçut une consécration incomparable : il devint non seulement symbole, mais sacrement, institué par Dieu fait homme lui-même. Dans l’Eucharistie, le vin se change en sang du Christ, et l’antique ivresse devient porteuse de la grâce divine. Jamais auparavant une boisson n’avait été si étroitement liée au drame du salut. Le vin, qui en Grèce et à Rome n’était qu’un médium d’extase éphémère, devient ici signe de la rédemption : il n’enivre plus seulement, il sauve.

Cette charge sacrée marqua tout le Moyen Âge. Les monastères furent des centres d’art vinicole et brassicole : bénédictins et cisterciens plantèrent des vignobles, affinèrent des recettes et firent du vin comme de la bière des produits de haute qualité. La boisson servait au quotidien, garantissait la santé face à une eau souvent insalubre, et faisait partie de la prière, intégrée à l’« ora et labora ». Mesure et joie ne s’opposaient pas, mais s’unissaient en un équilibre cosmique, puisque partout où la messe était célébrée, le vin devait être présent.

Bien sûr, on connaissait aussi les dangers. L’ivrognerie était un péché, les temps de jeûne excluaient l’alcool, le droit canon réglait la consommation. Il en résulta une attitude qui ne prônait pas l’abstinence mais la vertu de la temperantia, de la juste mesure. L’alcool fut discipliné, non diabolisé ; il demeura un don à utiliser avec responsabilité. Sur le plan politique et social également, le vin occupait une place essentielle : couronnements, victoires, fêtes de corporations – rien n’allait sans lui.

Assurer la santé sans ouvrir aucun ciel

Toutefois, les voix contraires se firent plus fortes, surtout dans le monde protestant. Les courants puritains (desquels on peut rapprocher l’islam) virent dans l’alcool non plus une invitation à exercer la tempérance mais un danger pour le salut de l’âme – menant à diverses formes de prohibition et de propagande abstinente jusque dans l’entre-deux-guerres.

Mais alors, le combat actuel contre l’alcool s’inscrit-il donc dans cette continuité puritaine ? Seulement en partie. Car si l’on observe les débats contemporains, une chose saute aux yeux : le déplacement des justifications. Alors que les anciens puritains dénonçaient le vin pour des raisons religieuses – « boisson du diable », « danger pour l’âme » –, les nouveaux puritains se présentent sous les traits de fonctionnaires de l’OMS, d’experts en santé, de journalistes ou de ministres. Leur langage n’est plus celui du péché mais celui des statistiques. Ils ne parlent pas de pureté du cœur mais de taux de cholestérol ; du salut de l’âme mais de prévention du cancer, de la cirrhose ou des accidents de la route. Comme le disait Chesterton : « The real case against drunkenness is not that it calls up the beast, but that it calls up the Devil. »

Ce nouveau moralisme paraît donc fade parce qu’il ne connaît plus la transcendance. L’ascèse des puritains renvoyait encore à Dieu ; elle voulait faire du renoncement un chemin vers un autre monde et cherchait en fin de compte le même but que ceux qui, à l’inverse, usaient de l’ivresse sacrée pour contempler Dieu. L’ascèse contemporaine reste enfermée dans l’immanence : elle veut prolonger la vie, mais non la transformer ; elle veut assurer la santé, mais n’ouvre aucun ciel. Elle ressemble à un régime pour l’éternité, réduisant l’homme à ses fonctions biologiques.

L’ancienne ivresse exigeait mesure

Ce n’est pas tout. Car les mêmes institutions qui diabolisent l’alcool au nom de la santé – priorité absolue dans un monde sans au-delà – promeuvent en même temps diverses formes de transhumanisme : vaccins, manipulations génétiques, fusion homme-machine ou encore l’« upload » de l’esprit dans le « cloud » ; une parodie quasi satanique de l’ascension de l’âme au ciel. Le Dry January ou le Sober October ne sont donc que des facettes d’une culture technicienne qui voudrait abolir la mort elle-même – et qui, significativement, finit par déboucher sur la simulation d’une ivresse éternelle virtuelle totalement vide. L’ancienne ivresse exigeait mesure, assurait la communauté et permettait l’expérience de Dieu ; la nouvelle ivresse, promise par la technologie et la réalité numérique, n’est que solitude et dérèglement, évoquant l’enfer plutôt que le ciel.

Voilà pourquoi le débat sur l’alcool est une pierre de touche de notre culture. Dans le vin et la bière subsiste le souvenir que l’homme n’est pas fait pour la seule sobriété. Et qui cherche une règle universelle n’a qu’à se souvenir de ces lignes de Chesterton : « Consommez de l’alcool parce que vous êtes heureux, mais jamais parce que vous êtes malheureux. […] Ne buvez jamais parce que vous en avez besoin, car c’est là une consommation rationnelle, et le chemin vers la mort et l’enfer. Buvez parce que vous n’en avez pas besoin, car c’est une consommation irrationnelle, et l’ancienne santé du monde. »

 

Illustration : image pieuse.

 


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