Civilisation
Alice Guy, Mademoiselle cinéma
De Caroline Rainette. Mise en scène Lennie Coindeaux. Avec Caroline Rainette, Lennie Cordeaux et Jérémie Hamon.
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Un entretien avec Caroline Rainette. Propos recueillis par Richard de Seze.
Politique magazine : Alice Guy est une pionnière française du cinéma, tombée dans l’oubli puis redécouverte, surtout aux États-Unis, où elle a possédé ses propres studios. On sent que ce qui vous a passionné c’est, au-delà de sa condition féminine, toutes ses intuitions pour transformer une technologie en un outil artistique ?
Caroline Rainette : Oui, parce qu’on est vraiment à l’aube de ce qui va devenir le 7e art et qui va changer énormément de choses. Alice voit, entrevoit en tout cas, les énormes possibilités de cet appareil qui est juste un progrès technologique, un effet de mode, pour les frères Lumière, mais qui va considérablement changer nos modes de vie
PM : Vous vous concentrez sur les années où Alice Guy découvre le médium, jusqu’en 1922, sans parler de la seconde moitié de sa vie, assez triste.
Caroline Rainette : C’est une pièce de théâtre, on ne peut pas tout raconter ! il faut sélectionner. Mais oui, nous voulions mettre en lumière sa vie, sa carrière professionnelle. Ça représente quand même un quart de siècle, entre la France et les États-Unis. Alice Guy commence avec Gaumont, elle a déjà l’intuition que le cinéma peut raconter des histoires. Elle découvre les trucages, la durée des films s’allonge, c’est fondamental. Puis c’est sa carrière américaine, où elle est reconnue, elle a les plus grands studios de l’époque en Amérique, les plus modernes, tout le monde parle d’elle, elle est la femme qui gagne le plus d’argent. Il fallait évoquer ces deux pans.
PM : Dans votre spectacle, vous utilisez des extraits des rares œuvres d’elle qu’on a retrouvées.
Caroline Rainette : C’est primordial. Nous voulions que ce soit un spectacle sur le cinéma. Des extraits de ses films sont projetés sur scène. Et c’est d’autant plus primordial qu’elle a été oubliée, effacée de l’histoire du cinéma. Donc il faut donner envie aux gens, il faut montrer aux gens ce qu’elle a fait, les plonger complètement dans son univers et leur donner, peut-être ! envie d’aller voir plus loin, puisqu’on trouve des films sur YouTube très facilement.
PM. Quand il y a eu cette belle exposition James Tissot au musée d’Orsay, on expliquait que les aquarelles de James Tissot sur la vie du Christ, en effet frappantes, avaient inspiré Alice Guy pour La Vie du Christ (1906) qui s’avère être l’un des tout premiers films, au sens où on l’entend aujourd’hui, et qui est un véritable péplum.
Caroline Rainette : Oui, c’est le premier péplum de l’histoire du cinéma. Elle s’est en effet inspirée de Tissot, des gravures de Jacques Doré aussi, si ma mémoire est bonne, et d’autres sources. C’était la première fois qu’une équipe de cinéma a tourné en extérieur, à Fontainebleau. Il y avait 300 figurants, ce qui ne nous paraît pas grand-chose, mais il faut imaginer le plateau avec les conditions de l’époque ! Alice a réalisé ce premier “moyen métrage” de 33 minutes. C’est aussi le premier film de l’histoire du cinéma avec une dimension de perspective : l’action se passe au premier plan mais également au second plan, on n’est plus dans du théâtre filmé, mais là on commence à avoir une mise en scène vraiment cinématographique, on pense à tous les plans. Et il y a des trucages, avec l’apparition du Christ par exemple. C’est un film complexe et complet
PM. Vous vous retrouvez dans une position paradoxale. Alice Guy défriche un art cinématographique qui va devenir extrêmement complexe, et vous, vous reproduisez cette vie et ces tournages dans un espace beaucoup plus petit, avec des moyens techniques réduits. Est-ce amusant d’évoquer sur un petit espace, avec peu d’acteurs, une vie aussi riche et des tournages aussi complexes ?
Caroline Rainette : L’espace dépend des plateaux sur lesquels on joue. Nous pouvons être amenés à jouer sur des grands espaces, mais oui, on n’est pas comme au cinéma, la scène est un espace fini et la pièce a un temps restreint. Ce qui est amusant, c’est qu’Alice Guy avait fait du théâtre et c’est de là que lui est venue l’idée de faire des films de fiction : filmer ce théâtre, créer des choses, écrire des scénarios comme au théâtre. Et puis, au tout début du cinéma, les films étaient projetés dans des théâtres, ça aussi c’est un clin d’œil. Le théâtre et le cinéma, quoi qu’on veuille, sont entremêlés. C’est l’art de la comédie, du jeu. C’est pour ça que je trouvais ça amusant de montrer la vie d’Alice Guy sur scène.
PM. Dans la vie d’Alice Guy, les difficultés sont souvent venues des hommes : ses collègues masculins, les techniciens, son mari…
Caroline Rainette : Oui, ça n’a pas été un long fleuve tranquille, il a fallu qu’elle se batte. C’est quand même grâce à Gaumont qu’elle débute dans le cinéma. Gaumont est plutôt très pragmatique, il ne comprend pas très bien, au début, il voit juste que ça lui rapporte de l’argent. Après, elle a pris trop de lumière et il était content de s’en débarrasser et qu’elle parte en Amérique avec son mari. Au début, Alice et son mari s’entendent bien, travaillent ensemble. Mais à un moment il n’a plus supporté la réussite de sa femme et a été en grande partie responsable de la ruine de ses studios.
PM. On sent qu’en même temps qu’Alice découvre le médium elle s’émancipe de sa condition de femme, de sa condition d’épouse. Toutes les luttes l’intéressent, elle avait même un projet de film sur l’avortement.
Caroline Rainette : Exactement. Elle a demandé à un producteur de financer le projet. Évidemment, à l’époque, on ne parlait pas de ce sujet-là, ça ne s’est pas fait faute d’argent. Les documentaires, de toute façon, n’existaient même pas. Elle est la première à avoir l’idée de faire un documentaire ! Le médium lui permettait de tout faire, en effet, elle ne se mettait aucun obstacle. Elle découvrait avec enthousiasme… C’est ça qui est formidable avec elle, et je crois que c’est pour ça, d’ailleurs, qu’elle a eu l’idée de faire un film de fiction, la première, parce qu’elle ne se mettait pas de barrière et elle ne commençait pas à réfléchir : non, on essaie, on fait.
PM. Vous-même, quand vous décidez de monter une pièce sur Alice Guy, qui a une petite renommée parmi les amateurs mais qui n’est pas une grande figure, est-ce simple ?
Caroline Rainette : Elle n’est pas connue du grand public, il a fallu convaincre les programmateurs. Même chose avec le public, il faut aller le chercher, le convaincre, parce qu’Alice Guy, c’est qui ? Nous avons eu chance que ces deux-trois dernières années Alice Guy a été mise à l’honneur, avec deux bandes dessinées, chez Casterman et Rue de Sèvres, un documentaire, beaucoup de reportages. Sinon, il est certain que c’est plus compliqué de travailler sur des personnages qui ne sont pas connus, mais c’est ça qui est intéressant, aussi. On sait qu’on travaille pour elle, pour la faire revivre chaque soir quand on joue au théâtre ; c’est un honneur, en fait. Voilà, on fait revivre cette pionnière du cinéma, et on montre aux gens ce qu’elle a fait, et c’est génial quand les gens nous disent « le film, je ne savais pas », on peut vraiment discuter ; c’est difficile mais en même temps c’est très stimulant.
PM. C’est aussi stimulant d’être une actrice française en train de défendre la mémoire d’une Française qui, au bout du compte, est plus reconnue ailleurs que dans son propre pays ?
Caroline Rainette : Quand j’ai commencé à travailler sur Alice Guy, c’est quelque chose qui m’a frappée, choquée même, peut-être, et que j’ai eu du mal à comprendre, parce que le grand débat, en France, c’est de savoir si elle a vraiment réalisé le premier film de l’histoire du cinéma en 1896, date qui a cristallisé tous les débats autour d’elle. Mais peu importe ! Ce qui compte, c’est quand même de se dire que l’histoire du cinéma, ça se passe chez nous, on devrait être fiers de ça. Alice Guy est une grande dame du cinéma, une pionnière. Elle a créé un très beau studio de cinéma en Amérique, où elle a une grande carrière professionnelle. Avant Chaplin, c’est son studio, la Solax, qui est la référence, là-bas. Donc que nous, petits Français, on soit là à se dire « mais non, c’est peut-être pas elle en 1896 », c’est un peu ridicule. Quand vous discutez avec des historiens anglo-saxons, ils n’ont pas du tout la même vision que les historiens français, ils reconnaissent son rôle de pionnière.
PM. Quand le spectateur sort de votre spectacle, doit-il se dire qu’il a découvert une personnalité absolument fascinante, ou que résumer comme vous le faites 22 ans de vie est un exercice d’écriture remarquable ?
Caroline Rainette : Mais… les deux ! Elle a eu une vie exceptionnelle et le spectacle raconte les débuts du cinéma. Bien sûr, on n’a pas pu tout dire, il a fallu aller vraiment à l’essentiel. Ce qui importe, c’est que les gens aient une vision et qu’après, ils aient envie d’aller plus loin ou qu’ils retiennent qu’Alice Guy a toujours été en avance.
PM. Est-ce un spectacle pour les amateurs de cinéma ?
Caroline Rainette : Non, il n’y a pas besoin d’être un grand connaisseur de l’histoire du cinéma, ça s’adresse à tout le monde. C’est aussi un spectacle pour toute la famille. Ce qui n’était pas prévu à la base, d’ailleurs. Mais nous nous sommes rendus compte, quand on l’a monté, que des enfants venaient, et c’est même eux qui amenaient leurs parents. Nous avions un peu peur, parce qu’on se disait, ces enfants de 8 ans, est-ce qu’ils vont bien comprendre ? Et en fait, ils sont emportés par l’histoire et ont des réflexions hyper pertinentes quand on discute avec eux à la sortie. Donc c’est vraiment un spectacle tout public, familial, et intéressant pour les jeunes. Parce qu’on retrace l’histoire du cinéma, qu’on leur raconte ce qui s’est passé, et qu’on met évidemment une femme et une Française en lumière. Ça touche énormément ces jeunes générations.
Alice Guy Mademoiselle Cinéma, de Caroline Rainette.
Mise en scène de Caroline Rainette et Lennie Coindeaux.
Théâtre Le Funambule-Montmartre
Les lundis et mardis à 19h ou 21h (en alternance, une semaine sur deux)