Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Notre reportage dans la manifestation Gilets jaunes du 24 novembre le prouve : c’est la France profonde qui s’est montrée ce jour-là. Une France qui durcira sa contestation car elle n’a plus le choix.
Ils sont venus de toute la France pour montrer leur ras-le-bol. Leur but ? Obtenir gain de cause. Hors de question, pour cette France qui bosse et a du mal à boucler ses fins de mois, de faire machine arrière. « S’il le faut on reviendra », nous ont dit plusieurs manifestants. Peu de Parisiens dans le cortège de samedi, mais des Jurassiens, des Tarnais, des Auvergnats, etc.
L’un d’eux est arrivé avec deux amis la veille au soir et a dormi dans un hôtel Formule 1. Il explique que, dans sa région, les bus cessent de fonctionner à 19h. Lui part au travail à 21h.
C’est pas comme à Paris ou les grandes métropoles, ici vous avez tout. Nous, on est obligé de prendre la voiture.
À elle seule, l’essence lui coûte désormais plus de 100 euros par mois. « C’était la goutte d’eau. Les médias ne parlent que de l’essence, ils nous font passer pour des beaufs, mais c’est un tout ».
« J’ai vu mes parents galérer toute leur vie. Et moi je continue à galérer. Il y en a marre », nous a dit un jeune habitant d’un petit village. Un peu plus tard, dans un abri protégé des gaz lacrymogènes incessants, un homme originaire de Brioude montrera avec fierté sur son téléphone les blocages organisés par les gens restés au pays. Des barrages en pleine campagne, là où les populations sont livrées à elles-mêmes.
Ce que nous avons vu samedi, ce sont les difficultés, voire la détresse, de cette France rurale et périphérique. Une France abandonnée par nos gouvernants au profit du commerce avec la Chine, au profit de la finance mondialisée, au profit des banlieues immigrées aussi. Une France qui bosse et qui ne peut plus s’en sortir. Une France manuelle qui paye la désindustrialisation, le retrait des services publics, la concentration du travail et du capital dans les grandes métropoles. Mais une France qui vit, une France souriante malgré tout, une France qui dégage beaucoup de dynamisme.
Ce que nous avons compris, c’est que le mouvement va se durcir. Car cette France-là a de moins en moins à perdre. La froideur inflexible de l’exécutif, de plus en plus perçue comme de l’arrogance, n’a rien arrangé. Dans le cortège, nous pouvions sentir du dégoût envers le président de la République. Du dégoût aussi pour l’accueil musclé qui leur a été réservé, avec des centaines de camions de CRS, des grenades assourdissantes et des canons à eau. « Vous êtes payés avec nos impôts ! » avons-nous entendu des dizaines de fois. « Vous êtes fiers de vous ?! Vous attaquez le peuple ! », criaient en bon nombre des manifestants qui découvraient ce type de rapport de force.
Des « casseurs », ces Gilets jaunes ? Ben voyons… Certains médias industriels mettent en avant des incidents qui ont eu lieu à 21h ou plus tard, alors que la manifestation était terminée. Mais tout observateur présent lors du grand chamboulement des Champs-Elysées (les forces de gendarmerie ont usé de gaz lacrymogène dès 11 heures du matin) a pu constater qu’aucune vitrine n’a été cassée, qu’aucune voiture n’a été visée. Il a vu les pompiers se faire protéger par des Gilets jaunes. Oui, nous avions bien affaire à une France habituellement sans histoires.
Elle était venue pour se montrer près du palais présidentiel, pour descendre les Champs-Élysées, et pour obtenir gain de cause. En face, les forces de l’ordre avaient pour mission d’effacer leur visibilité et de faire évacuer les lieux. Le face-à-face a été musclé. Six heures durant, les CRS ont usé de gaz hyper-irritants à forte dose, balancé des grenades assourdissantes dans le public, usé de canons à eau jusqu’à plus soif, et même utilisé quelques fois des flash-ball. Pendant ce temps, les manifestants et quelques habitués de la castagne ont tenté d’avancer, ont mis le feu à leurs barricades, ont jeté des projectiles pour défendre leurs positions.
Cette journée du 24 novembre laissera des traces. Car l’on voit mal le gouvernement se protéger derrière de tels barrages de CRS tous les week-ends. On le voit mal accepter de voir « la plus belle avenue du monde » en feu un samedi de fréquentation. Surtout, on le sent vulnérable aux pertes associées aux blocages des grandes chaines de magasin – les Sephora, les Casino, les Carrefour, les H&M et autres textiles fabriqués à 3 euros en Thaïlande – souvent détenus par des fonds inscrits au Luxembourg, aux Etats-Unis, à Kong-Kong, aux Barbades, aux îles Caïmans… La seule journée de blocage du 17 novembre avait provoqué des manques à gagner de plusieurs millions d’euros pour ces multinationales. Celles-là même qui influent tant sur la politique de l’Union européenne et auprès desquelles le président Macron porte une oreille très attentive.
L’écart entre le vécu des populations locales et les conséquences des choix politiques actuels est désormais trop grand. Qu’importe la forme que prendra la contestation à l’avenir. Qu’importent les amendes astronomiques et les peines de prison. Sans inflexion du gouvernement, cette France continuera de se montrer. Car elle est ne veut pas mourir à petits feux.