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La mort politique du peuple

Idées politiques. Il n’a été question, au XIXe et au XXe siècle, que du peuple. Et, cependant, c’est aujourd’hui que sa mort est programmée, tant juridiquement que politiquement.

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La mort politique du peuple

Se réclamer du peuple dans le débat public est devenu suspect. La connotation que le terme a prise est devenue plutôt négative, car associée la plupart du temps au populisme, ce vaste courant idéologique qui menace régulièrement, aux yeux des élites, de renverser nos institutions comme un château de cartes.

Mal aimé, mal connu, synonyme de danger et de vieillerie pour les apôtres les plus éclairés de la société libérale avancée, le peuple a pourtant constitué pendant pratiquement deux siècles le socle des gouvernements occidentaux et le sujet politique collectif par excellence. Comme le disait Michelet, en France, « la Révolution n’a qu’un seul héros, le peuple ». L’histoire du monde pouvait facilement passer pour celui de sa prise de conscience et de son émancipation, et la politique comme le lieu privilégié de sa représentation comme agent agissant.

C’est du moins sous ces espèces que la gauche en France, le parti organique de la République une et indivisible, se le représentait. L’histoire de l’après-guerre, et plus précisément de l’après 68, fut l’histoire du déclassement du peuple dans les représentations politiques, puis de sa disparition dans les grandes plateformes politiques1, sauf au sein des partis anti-système, à droite comme à gauche. Le parti socialiste à partir des années 1980 abandonne discrètement les classes populaires, ce qui se fait au profit du Front national, inaugurant à la fois une reconfiguration politique à gauche, et le divorce entre l’activité de gouvernement républicain et son soubassement populaire.

Une ambiguïté essentielle

La grande force du peuple en politique repose sur l’ambiguïté même du terme, qui, avant d’être une fiction politique consubstantielle aux théories de gouvernement républicaines, désignait une réalité sociologique concrète. Le peuple a en même temps une dimension nationale et sociale, c’est à la fois le corps politique constitué de tous les citoyens et le commun au sens romain, les couches les plus humbles de la société que la finalité du gouvernement civil a pour obligation morale d’intégrer. Il n’est pas qu’un demos, c’est aussi un genos et un ethnos, une communauté historique, culturelle et ethnique relativement homogène, ou du moins s’identifiant comme tel2. C’est à partir de cette base socio-historique commune que l’espace politique pouvait se penser comme solidaire et efficace.

À l’inverse, l’approfondissement de la dynamique démocratique, la sécession des élites et les vagues successives d’immigration ont chassé de l’aire du pensable le peuple comme Unité souveraine, au profit de la grammaire des droits individuels et collectifs. L’Union européenne incarne parfaitement cette organisation politique post-populaire réduite à une agence de gestion des droits par des experts. Pour Pierre Manent, elle est même symptomatique de cette béance entre le peuple et l’activité de gouvernement, le demos et le kratein.

Les trois causes de la disparition du peuple

La dynamique démocratique, que Tocqueville assimilait à celle de l’égalité des conditions, a émancipé le gouvernement représentatif du peuple qu’il était censé représenter. Sa légitimité contemporaine parle le langage universel du droit ou de l’éthique, prétention qui déborde le cadre jugé trop étroit de la Nation ou de ce support nécessairement limité et situé qu’est le peuple3. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à Paul Gottfried que cette transformation managériale des gouvernements a rendu ces derniers indifférents à la population qu’ils administraient4. À partir du moment où l’agence gouvernementale gère des droits, peu importe le type d’individu à administrer, la frontière s’efface entre nationaux et étrangers au profit de la gouvernance multiculturaliste.

Les élites, parce que devenues beaucoup moins dépendantes des économies nationales, sont également devenues beaucoup moins solidaires du peuple. Samuel Huntington parle à ce propos de « dénationalisation des élites5 », c’est-à-dire de la constitution d’une superclasse mondiale à l’éducation et à la culture commune par-delà les frontières. Parce que leurs intérêts se sont mondialisés, les peuples ont disparu de leur radar politique, et les élites préfèrent appuyer leur pouvoir politique par les outils de redistribution sociale dont le fondement n’est plus la nation, mais l’administré ou l’ayant-droit.

L’immigration de masse a changé la perception que la population française et européenne avait d’elle-même6. Avec l’irruption de l’Islam, elle a non seulement rendu obsolète toute idée de peuple unique et culturellement homogène au profit d’une idéologie diversitaire qui disloque les liens de solidarité naturelle qui existaient encore « par le bas » au sein de la population française.

Ce « capital culturel informel », socle de la solidarité nationale, est érodé par la diversité. Comme l’a montré Robert Putnam en s’appuyant sur l’exemple américain, la diversité conduit à la défiance entre groupes, puis à l’indifférence sociale et civique entre eux.

La disparition de la souveraineté du Peuple

Qui dit disparition sociologique du peuple dit disparition politique du peuple souverain. Le peuple devient à partir du milieu du XIXe siècle le sujet politique collectif par excellence, et le principe de l’autodétermination porté par le printemps des peuples veut le voir totalement coïncider avec la souveraineté. Bien entendu, l’idée n’est pas neuve, et peut être imputée à Thomas Hobbes, qui fait du peuple le seul titulaire de la souveraineté, c’est-à-dire du droit à utiliser la force en dernier recours pour défendre la paix et la défense commune8.

Seulement, le gouvernement représentatif jusqu’alors se pensait plutôt comme un régime mixte, et accordait en conséquence une place subordonnée aux classes populaires : pour Guizot et ses amis doctrinaires, le véritable souverain était la constitution, et ce n’est que sous la pression révolutionnaire que l’intégration populaire au Politique devient le principal objectif – démocratique – de gouvernement, et cela pour près d’un siècle9.

Avec la disparition sociologique du peuple, le titre de souveraineté n’est pas revenu à la constitution, mais s’est fractionné entre la bureaucratie de l’État social et l’expertocratie européenne. Le peuple, en s’évaporant, a dilué son pendant politique, la nation, et fait de la souveraineté nationale un combat confiné aux arrière-gardes politiques, aujourd’hui largement remplacé par celui qui est qualifié d’identitaire. Ce retrait du Peuple au profit de l’identité culturelle constitue, pour le meilleur et pour le pire, le combat d’aujourd’hui10.

Par Pierre Carvin

 

  1. Bouvet (Laurent), Le sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, Gallimard, 2012, p. 117.
  2. Bouvet (Laurent), op. cit., p. 25.
  3. Manent (Pierre), La raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe, Gallimard, 2006, pp. 58-59.
  4. Gottfried (Paul), After Liberalism. Mass Democracy in the Managerial State, Princeton Univ Press, 1999.
  5. Huntington (Samuel), Who are we ? The challenges to America’s National Identity, Simon & Schuster, 2004, pp. 264-273.
  6. Caldwell (Christopher), Reflections on the Revolution in Europe, Penguin, 2010.
  7. Putnam (Robert), Bowling Alone. The Collapse and the Revival of American Community, Simon & Schuster, 2000.
  8. Hobbes (Thomas), Leviathan, chapitre 17.
  9. Gauchet (Marcel), L’avènement de la démocratie I. La révolution moderne, Gallimard, 2007.
  10. Huntington (Samuel), Le choc des civilisations, Odile Jacob, 2000 (trad. Fidel, Joublain, Jorland, Pédussand), pp. 125-131.

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