Analyse. Le Meilleur des Mondes est en marche. Aucune critique n’y fera rien. L’opposition se noie dans le système censé privilégier l’opinion et qui est en fait totalitaire, comme l’apparent libéralisme de Macron.
Les États généraux de la bioéthique sont censés répondre à une question éminemment politique : « Quel monde voulons-nous pour demain ? ». La consultation est légitimée par le CCNE (Comité consultatif national d’éthique), entre autres arguments, par le fait que les débats concernent « des domaines où les progrès scientifiques et technologiques ont été constants ou qui ont émergé ces dernières années, mais aussi des domaines où les opinions de la société ont pu évoluer et qui interrogent de façon directe la société que l’on souhaite pour demain. » Nécessité du Progrès et dictature de l’Opinion, les deux rênes de la conduite politique démocratique.
La consultation a décidé de solliciter « les opinions de la société » sur neuf domaines qui, tous, ont un impact sur les relations humaines, car tous, au nom de la Santé, totem des États modernes, s’emploient à redéfinir ce qu’est l’Homme. La thématique « Cellules souches et recherche sur l’embryon » remet en cause le fait que l’embryon humain est d’emblée une personne ; « Procréation et société » désolidarise procréation, activité érotique et constitution d’un noyau familial ; « Examens génétiques et médecine génomique » met en place les conditions d’un eugénisme scientifique ; « Prise en charge de la fin de vie » programme l’élimination des faibles, etc.
Un embryologiste vérifie les dossiers d’entreposage au Reproductive Science Center à San Ramon, Californie.
Question d’anthropologie
Ce qui est en jeu, à chaque fois, c’est l’affirmation que l’Homme est en soi une volonté de puissance autonome, que l’Homme est un être qui n’est pas essentiellement défini par son ascendance et sa descendance, son héritage et sa transmission, bref que l’Homme n’est pas un être en relations – qu’il n’est pas essentiellement social, qu’il n’est pas essentiellement politique. Le corollaire étant que l’homme n’est pas non plus, essentiellement, son corps. Nos corps seraient plutôt des capitaux corporels (et même une collection de capitaux : capital soleil, capital vue, capital osseux… et capital fœtal) dont nous disposerions librement.
Cette dichotomie du corps et de l’esprit aboutit, bien sûr, à l’exploitation rationnelle de ce capital : hier on vendait ses cheveux ou ses dents, aujourd’hui, miracles de la technique,s on loue son utérus ou on vend son sang, et les États modernes organisent la vente des pièces détachées, prélevées sur les cadavres (on se souvient du scandale, révélé en 2015, du planning familial étatsunien vendant les organes d’enfants avortés¹) ou achetées aux vivants, comme en Iran, où ce marché est légal – le reste du monde connaissant un marché parallèle que les bons esprits appellent à régulariser pour le moraliser, bien sûr. La Chine, elle, gère avec efficacité son stock de condamnés à mort.
Il faut donc replacer ces États généraux de la bioéthique (EGB) dans une perspective plus vaste qui est le projet politique corporel de l’État français, reflet du projet politique corporel de la société mondialiste. D’une part, annihilation des relations naturelles entre personnes : en bouleversant les processus de procréation, c’est la filiation qu’on nie et détruit, et l’utilité de la famille qui est remise en cause ; en favorisant l’avortement et l’euthanasie, c’est la responsabilité interpersonnelle qui est amoindrie, et ainsi de suite. Au lieu que l’Homme soit un être en relations, inséré dans l’immense réciprocité des services contemporaine et transgénérationnelle, il n’est plus qu’une entité autonome, propriétaire d’un corps malléable et d’un moi fluide et changeant au gré de son humeur et de ses supposés besoins matériels. L’État seul est appelé à constituer peu à peu le lien essentiel, l’unique lien social entre ces individus nés orphelins, mourant célibataires et vivant sans les contraintes nées d’une réunion de personnes. Sans filiation ni transmission, plus de problème d’identité venue du passé ou appelée à perdurer. Il n’est pas jusqu’au « printemps des cimetières »², promenades organisées dans les cimetières par la ville de Paris pour que les badauds admirent ces espaces de biodiversité, qui ne participent du même mouvement : désacraliser la mort, oublier les vies qui furent, ne plus considérer que l’immédiate fonction sociale, environnementale, éducative et ludique. Les morts n’existent plus comme responsabilité transmise, comme obligation.
Totalitarisme libertaire ou libertarisme totalitaire
L’État vise non seulement à transformer les personnes en une collection de citoyens directement rattachés à son pouvoir, contrôlant toutes leurs conditions de vie (et les EGB font, bien sûr, la promotion de la collecte et du partage des données personnelles, tous les garde-fous imaginés n’ayant que la valeur des garde-fous précédemment dressés en d’autres matières – tous abattus) mais il vise aussi à transformer les citoyens en un gigantesque capital corporel social dont l’État aurait la charge, exploitant ici des masses de cellules et des appareils reproducteurs, là des gisements d’organes, enfin jetant au rebut le capital abimé et avarié, et travaillant sans cesse à améliorer la performance globale du cheptel, par l’eugénisme préalable et final et l’orientation précise de la recherche médicale.
L’obsession sanitaire du bien manger, l’appel hystérique à la responsabilité personnelle de la préservation du bon état du corps, qui ne doit pas être un poids pour la communauté, les ouvertures vers une médecine génomique préventive à laquelle les assureurs sont appelés à participer, la promotion de l’idée d’une performance sociale permettant d’identifier l’inutile et de justifier son élimination, tout va dans le même sens d’une appropriation étatique des personnes humaines via leurs corps, puisqu’il semble que les esprits sont déjà assez asservis. À entendre certains politiques, la GPA éthique (!), par exemple, justifierait qu’on réquisitionne les utérus disponibles comme on réquisitionne la nourriture. Le décret qui prévoit que les organes du défunt sont par principe propriété de l’État qui peut les utiliser à sa guise, est emblématique : il s’agit de l’amendement Touraine, actif promoteur de l’euthanasie par ailleurs. On parle avec hypocrisie de « consentement présumé » du défunt, mais il s’agit bien d’une captation étatique : la société refuse que ce capital momentanément localisé et personnalisé ne soit pas rendu au collectif, au nom de la solidarité³. Le consentement, à vrai dire, est constamment sollicité : il y a désormais une volonté de thérapie permanente, un désir individuel de contrôle social, chacun luttant pour être « adéquat », en phase, efficace, et les injonctions morales sur le gras, le sucre, les légumes, le fait de bouger, sont reçues avec reconnaissance.
Le corps précis de chacun est désormais virtuellement partie du corps indifférencié de tous, réserve matérielle réunie par la grâce de la solidarité et entretenue au nom de la dignité, cette valeur si contemporaine et si peu définie qui justifie tout ce qui était auparavant considéré comme indigne. Le citoyen n’est plus que l’allocataire de son corps mécanique. L’État lui en concède l’usage pourvu qu’il l’entretienne bien, prenant sa vie en gage ; et la bioéthique, qui devrait veiller à ce que la médecine respecte ces relations, n’est plus que le discours officiel qui tantôt exalte l’individu au nom de son individualité, tantôt l’oblitère au nom du contrat social. Il n’est pas certain que ce soit « le monde que nous voulons pour demain ». Mais il n’est pas non plus certain que nous soyons comptés dans ce « nous ».
Par Philippe Mesnard
Notes :
- www.genethique.org/fr
- « Les cimetières parisiens sont des lieux patrimoniaux exceptionnels. Outre leur fonction mémorielle, ces sites sont riches d’un patrimoine funéraire et artistique. Ils présentent également un grand intérêt paysager et abritent une remarquable biodiversité, végétale et animale. »
www.paris.fr
- « En France, il n’existe pas de registre du oui. Au nom de la solidarité nationale, c’est le principe du consentement présumé qui a été choisi. La loi indique que nous sommes tous donneurs d’organes et de tissus, sauf si nous avons exprimé de notre vivant notre refus d’être prélevé. » Site de l’Agence de la biomédecine, agence de l’État placée sous la tutelle du ministère des Solidarités et de la Santé.
Printemps des cimetières : quand le ludique s’invite dans la mort, il ne reste plus rien.