Recevez la lettre mensuelle de Politique Magazine

Fermer
Facebook Twitter Youtube

Article consultable sur https://politiquemagazine.fr

Merveilles et mirages

Magie des rêves enfantins, enchantements des mots.

Facebook Twitter Email Imprimer

Merveilles et mirages

Les enfants s’entourent de merveilles et de mirages ; ainsi sont-ils de bons modèles de l’écrivain moderne. Balzac est un repère, lui qui avait fini par croire que ses personnages existaient, au point d’appeler le docteur Bianchon à son chevet d’agonisant. Avant lui, l’écrivain sait qu’il invente : jamais Racine n’aurait cru pouvoir rencontrer Hippolyte à la cour ; après lui, la confusion s’installe entre fiction et réalité, et les plus réalistes se veulent magiciens (Zola transforme en monstres les locomotives, les mines, les halles…). Aujourd’hui, pratiquer cette confusion est devenue le grand art.

La fantaisie face à l’horreur

François-Henri Désérable nous en fait une démonstration époustouflante dans son livre Un certain M. Piekielny (éd. Gallimard). L’auteur s’y lance à la recherche d’un personnage que Romain Gary, dans La promesse de l’aube, dit avoir croisé dans son enfance. Miraculeusement, devant la plaque de l’immeuble de Vilnius, où a vécu l’enfant Kacew, qui deviendra Gary, la mémoire de François-Henri Désérable lui rend la formule magique : « Au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M Piekielny. ». À partir de là, les mirages s’enchaînent aux merveilles, dans une fantasmagorie qui tente de rattraper une vérité en fuite. Romain Gary est pour l’auteur un menteur utile, qui ajoute à un monde confus des êtres fictifs nécessaires, doués du pouvoir de susciter l’apparition de ce qu’on n’a pas vu, de rendre présent ce qui nous est définitivement absent. L’enfance, sans doute, mais aussi le monde – souvent abominable – que les adultes devenus fous donnent pour décor à tant d’enfances qu’ils saccagent.

Ainsi, à travers M. Piekielny, l’auteur va ressusciter le ghetto de Vilnius, et la passion christique des Juifs persécutés par les nazis. Il va rendre palpable l’insupportable en en faisant une création romanesque, aux limites du documentaire et de la fiction. N’y a-t-il pas de meilleur moyen de faire sentir l’horreur des crimes passées que de les réinventer avec les moyens de la littérature ? La folie révolutionnaire est-elle jamais mieux évoquée que dans Les dieux ont soif d’Anatole France ?

Certes, il ne manque pas d’œuvres sur l’horreur nazie, mais François-Henri Désérable se distingue par la manière dont il nous prépare à l’évocation du drame. Il part de si loin qu’on pourrait croire qu’il s’agit de tout autre chose. Il commence en effet par se livrer aux bonheurs de l’invention, du style et de l’humour, tant qu’on a l’impression de voir l’écuyer Gymnaste pirouetter sur son cheval dans le Gargantua ! C’est un festival de créations, de commentaires, de portraits et de scènes fantaisistes, qui ont néanmoins le goût même du vrai. Par exemple, Gary ne dit presque rien de son personnage, sinon qu’il était « méticuleusement propre » ; Désérable affirme qu’il « peut en déduire » tout un portrait, dont voici le meilleur : « sur sa chemise un peu trop grande une cravate, un peu trop courte mais jamais de travers […] des bretelles qu’il se faisait remonter quand il oubliait de les mettre (dans la cour de l’immeuble, il y avait des enfants) ; un gilet avec là-dessous pour le temps qui passe une montre à gousset, et là-dessus pour le temps qu’il fait une redingote au col de castor »… Je pense avoir assez fait pour vous donner l’appétit de découvrir le reste par vous-même.

Jean-Baptiste Andrea, sur le tournage de son film Big Nothing, en 2006.


Jean-Baptiste Andrea, sur le tournage de son film Big Nothing, en 2006.
Director Jean-Baptiste Andrea on the set of Big Nothing
Big Nothing – 2006

La grâce de l’innocence

Jean-Baptiste Andrea joue d’une manière bien différente « l’épanchement du songe dans la vie réelle », comme a dit Nerval. Ma reine (éd. L’iconoclaste) est la belle histoire d’un enfant bourré de rêves comme une bombe est bourrée de poudre. Shell a 12 ans. On l’appelle comme ça à cause d’un blouson publicitaire de cette marque, qu’il porte avec fierté quand il fait le plein à la station-service. C’est un garçon « bizarre, pas normal, plein de problèmes », qui ne sait toujours pas lire : « je reconnaissais la plupart des mots séparément, explique-t-il, c’est quand j’essayais de les relier que tout s’emmêlait ». Pourtant, il aime que les choses soient logiques. Alors, quand il entend ses parents parler de le placer, ce qui l’obligerait à quitter la station, il décide de partir à la guerre, afin de leur montrer qu’il est un homme et qu’on ne peut pas l’obliger à quitter la station : c’est logique. La guerre, c’est ce qu’il a vu à la télé ; il n’en sait qu’une chose, c’est que c’est loin. Alors il monte sur le plateau, au-delà de tout ce qu’il connaît. Toujours logique

La télé lui a donné son héros, Zorro, à qui il pense ressembler, « moins la moustache ». La guerre, c’est comme dans Zorro. Mais ce n’est pas facile à trouver. Au lieu de la guerre, il va rencontrer une petite fille magnifique, Viviane, qui va lui dire qu’elle est une reine, qu’elle habite un château et qu’il doit lui obéir : tout cela étant logique, il accepte avec enthousiasme. Le voilà chevalier servant. Un jour, la reine disparaît en lui laissant une lettre, qu’il déchire de la rage de ne pouvoir la lire. Recueilli par Matti, un berger au cœur d’or, il devient son aide, puisqu’il sait « faire la différence entre l’avant et l’arrière d’un mouton ». C’est en effet logiquement de quoi mener un troupeau.

Matti connaît Viviane, qui vient en vacances sur le plateau, et dont le père lui achète ses fromages. Il conduit Shell à son « château », une maison de vacances fermée. Voilà qui le rassure : le gamin finissait par se demander si Viviane n’était pas le produit de son imagination.

On ne peut s’empêcher de penser à l’univers de Vialatte dans Les fruits du Congo, quelque chose de tellement enthousiaste que c’en est fou, et qui reste violemment cohérent. Cet enfant à problèmes sait faire des choses avec la concentration des méticuleux, comme remplir un réservoir sans mettre une goutte à côté. Il a le goût inné de l’héroïsme, en grande partie parce que le réel n’est pas venu l’informer que, par exemple, à la guerre il faut tuer ou être tué, ou que rester en plein soleil est dangereux. Est-ce que les gamins qui partaient en 14 avec la fleur au fusil en savaient plus que lui ? Quels sont les gens qui n’ont pas de problèmes ? Si lui, pour trouver une solution au drame qui le menace, part à la guerre, son père, saisi par l’inquiétude, le gifle, Matti se saoule à mort, Viviane s’invente un château fantastique.

Cet enfant qui ne sait pas lire raconte son histoire avec un sens aigu de l’art de montrer ce qu’il voit. Il regarde le monde d’une façon tellement ingénue qu’il lui rend une fraîcheur de paradis. Il lave ses vêtements pour le retour de Viviane ; puis, dit-il, « j’ai couru à la frontière du jour et de la nuit qui reculait sur l’herbe. J’ai étalé mes affaires dans les premiers rayons du soleil, les plus beaux, ils étaient tellement bas qu’ils n’avaient rebondi nulle part, ils n’avaient pas encore soulevé la poussière qui les salirait plus tard. » Des moments de grâce de ce genre, il y en a partout, comme de la rosée sur les toiles d’araignée.

Deux enchanteurs nous proposent leurs tours.
Si vous aimez les prestidigitateurs, si vous aimez la langue maniée par les magiciens, vous vous régalerez.

Un certain M. Piekielny, François-Henri Désérable, Ed. Gallimard, 19,50 €

 

Ma Reine, Jean-Baptiste Andrea, Ed. L’iconoclaste – 270 p, 17€

Facebook Twitter Email Imprimer

Abonnez-vous Abonnement Faire un don

Articles liés