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Affaire Dieudonné : le rapport au Sacré en République

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Affaire Dieudonné : le rapport au Sacré en République

Comment notre société peut-elle à la fois s’enorgueillir d’avoir « conquis » le droit au blasphème tout en abaissant toujours plus son seuil de tolérance dans le domaine de l’humour ? C’est que si l’influence des religions peut disparaître, celle de la sacralité demeure toujours…

En mettant en avant le « risque sérieux que soient de nouveau portées de graves atteintes au respect des valeurs et principes, notamment de dignité de la personne humaine, consacré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par la tradition républicaine » [1], le Conseil d’État a rendu une « décision historique » (Aurélie Filippetti). Il convient tout d’abord de rappeler, en préambule, que la plus haute juridiction de notre pays opère ici, sans doute en conscience (?), un grave contre-sens qui est le cœur de notre sujet.

Car que dit en réalité la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789  (la distinction des dates est ici primordiale) ?

Article 1 : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune.

Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.

Notons que toute notion « d’atteinte à la Dignité humaine » est, ici, inexistante. La question se pose donc de savoir où est-ce qu’elle apparaît dans les textes qui font sens aujourd’hui pour que le Conseil d’État s’emploie à l’invoquer afin de légitimer la censure de Dieudonné «M’Bala M’Bala». La réponse est, contrairement à ce que présume le communiqué, à trouver du côté de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 :

Article 1 : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Article 2 : Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation [2].

En d’autres termes, le Conseil d’État insère dans la Déclaration de 1789 la Dignité présente dans la Déclaration de 1948, prétextant qu’il s’agit là de s’inscrire dans la « tradition républicaine » – ce qui est, nous l’avons vu, faux -, tout en se refusant d’évoquer la Liberté, pourtant premièrement citée dans les deux ! Il est pourtant évident que la Déclaration de 1789, héritée des idées libérales du monde anglo-saxon, ne pouvait faire présider au-dessus de la Liberté un concept aussi difficile à cerner que l’atteinte à la dignité humaine.

Dignité : le nouveau paradigme de l’Occident ?

Par cette confusion, voulue ou non, le Conseil d’État a le mérite de stopper, enfin, l’hypocrisie sur ce mensonge qui consiste à poser la Liberté comme socle de nos valeurs. En effet, l’« affaire Dieudonné » vient clairement confirmer le remplacement, par la Dignité, de la Liberté comme notre nouveau paradigme philosophique. Ce glissement, enclenché au sortir de la Seconde Guerre mondiale, s’inscrit d’ailleurs dans ce que le sociologue Norbert Élias a nommé le « processus de civilisation » (3), c’est-à-dire la féminisation progressive de nos rapports, et le dégoût toujours plus prononcé de la société civile à l’égard de la violence, qu’elle soit physique ou verbale.

Notre société a fait le choix de l’apaisement, et donc de son corollaire : la limite ; sans comprendre qu’une société apaisée n’est pas une société où les problèmes ont disparu. Ils sont seulement étouffés, mis sous couvercle par un lourd arsenal judiciaire. Puisqu’il ne peut être acceptable de « rire de l’Autre », cet Autre issu des « minorités », d’atteindre sa dignité, alors faisons en sorte qu’il soit, au moins dans un premier temps, juridiquement inatteignable. Et la morale suivra, bien naturellement, un jour… La judiciarisation de la pensée demeure donc logiquement l’arme suprême de la société apaisée.

L’interdiction a priori du spectacle de Dieudonné constitue son dernier exploit. Il faudra dorénavant surveiller tout œuvre qui va comporter une dimension « pamphlétairisante » trop forte. C’est-à-dire celle où la visée est clairement établie, où les coups portés sont efficaces dans le sens où ceux qui les reçoivent, « souffrent » [4]. À ce titre, l’analyse faite par le philosophe François L’Yvonnet, qui distingue humoriste et amuseur de Cour, est implacable [5]. Notre époque était confortablement installée dans la dérision où trônent en parfaits maîtres des lieux les Stéphane Guillon et autres Nicolas Bedos. Comme l’explique L’Yvonnet, ces comiques sont le pouvoir et sont le système ; jamais virés, tout juste déplacés à l’intérieur de celui-ci, ils concentrent certainement en leur personne quelques inimitiés ; inimitiés oui, mais précisément, « de Cour ». Soit l’art de se faire gronder par le roi, mais à sa table.

Ce pourquoi ils échappent à l’embastillement, ne serait-ce que morale, réside dans cet usage immodéré de la dérision. Enlever tout ce qu’il y a de véritablement politique, gênant, et ne s’attaquer qu’à l’accessoire (Nicolas Sarkozy, petit nerveux ; DSK, queutard ; Martine Aubry, bulldog ; George W. Bush, véritable idiot…). Un type d’humour consacré par les Guignols de l’info, absolument inoffensif, au point que les politiques s’efforcent de faire au mieux pour disposer, enfin, d’une marionnette à leur effigie… Pas sûr que les mêmes se seraient battus pour se retrouver dans un sketch de Desproges. La dérision apparaît donc confortable à la fois pour le comique, qui ne prend pas de risque, et pour le politique qui lui fait face, apparaissant « sympa » car assez humble pour rire de lui. Gagnant, gagnant…

Déjà des premières victimes ?

« Le Mur » est venu chambouler les repères de notre société où la sacralisation de l’Autre, forcément intouchable, « digne », a été bafouée [6]. Que la shoah ait été une horreur, nul n’est en mesure de le réfuter, mais pourquoi la sacraliser ? Car c’est bien ce qui est reproché au comique franco camerounais : d’avoir fait rire avec le juridiquement inacceptable. La shoah avait été séparée dans la sphère du sacré, et Dieudonné l’a restituée à l’usage commun. Se pose alors la question du devenir de ce genre d’humour profane où l’Autre est dépouillé de son caractère intouchable (divin ?).

Le film Case Départ, qui tourne en dérision ce qu’a été l’esclavage, porte-t-il atteinte à la dignité humaine ? Sans aucun doute. Le sketch, absolument déroutant, du Comte de Bouderbala sur les roumains aux États-Unis – « sans bras, sans jambes et parfaitement bilingues » – ne porte-il pas atteinte à la dignité humaine ? Sans aucun doute. D’ailleurs, Nicolas Bedos est aussi en train de faire les frais d’un laisser-aller verbal que la vigie, tant médiatique qu’intellectuelle, ne laisse plus passer, ce qui, comme toute situation où l’arroseur devient arrosé, prête à sourire. En utilisant l’expression « autochtones oisifs » pour décrire certains Guadeloupéens dans une de ses chroniques pour l’hebdomadaire Marianne, Bedos fils s’est attiré les foudres du Collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais, qui y a vu « une grave atteinte à l’ honneur des Antillais ». Il est aujourd’hui mis en examen pour « injures à caractère racial ».

Nous croyions les comiques conformistes à l’abri de l’arsenal judiciaire, même pas ! Mais le plus intéressant réside dans la défense choisie par Nicolas Bedos : il s’explique. Il met en avant le second degré – pourtant évident – de son sketch, rappelle qu’il n’est pas raciste et qu’au contraire sa chronique, bien conforme au credo, combattait le racisme. Bref, il s’acharne à démontrer qu’il n’a rien profané ! Autre exemple : Olivier De Benoist, dans la nouvelle émission de Laurent Ruquier a ce petit mot : « Moi, président de la République, je suis pour l’IVG. L’interruption de Valérie pour Gayet. En plus, prendre un scooter pour tirer, je n’ai rien inventé, Mohamed Merah le faisait déjà ». Ni une, ni deux, Patrick Cohen a pris la plume pour ajouter le nom de De Benoist sur sa liste de « cerveaux malades » [7], lequel a immédiatement regretté son propos sur Twitter. Il y a aussi ce sketch du Grand débarquement, sur Canal +, qui est venu tourner en dérision le génocide tutsi au Rwanda ; la chaîne
présente ses excuses avant de retirer le sketch de son site.

Reste, enfin, Sébastien Thoen, qui a eu ces quelques mots pour Élie Semoun, encore sur Canal + : «Tu n’as jamais plongé dans le communautarisme… Certains l’ont fait… Tu aurais pu toi aussi t’afficher dans la rue en vendant des jeans et des diamants à l’arrière d’une Smart en disant « Israël a raison, nique la Palestine wouala… » Mais tu ne l’as pas fait… Comme quoi, on peut être de confession juive et pas complètement dégueulasse, n’en déplaise à certains». Se voyant étiqueté antisémite potentiel par le CRIF, Thoen a eu le zèle d’ajouter une tournée – « mes excuses ? » – d’abord chez RCJ puis directement aux locaux d’Europe-Israël qui avait lancé une pétition demandant son licenciement, afin, là encore, d’affirmer son respect du nouveau credo.

Dans tous ces exemples, les hérétiques ne s’excusent pas de leur performance, mais de leurs conséquences ; pas de leur bon mot, mais de la blessure qu’il a infligée. À la manière d’un Galilée qui ne regrette pas sa trouvaille, mais la réception par les clercs de sa trouvaille !

La nouvelle hérésie

C’est donc le rythme de la nouvelle République : une provocation, une excuse. Existe-t-il pourtant plus hypocrite qu’un soldat qui après avoir visé la tête fait le signe de croix ?

Ainsi, les couvertures islamophobes de Charlie Hebdo se voient défendues au nom de la liberté d’expression, comme le sont ces diverses pièces de théâtre sur-subventionnées à coup d’argent public où un portrait du Christ reçoit des gadins. Nous pourrions évoquer les actions violentes des Femen, qui mettent du temps à être condamnées, et encore, d’une voix feutrée…

Il y a dans ces cas de figure un blasphème autorisé, pour lequel est absolument rejetée la possibilité d’être « atteint dans sa dignité ». Ce sont d’ailleurs souvent les mêmes – Fourest, Klugman, Cohen, Barbier, etc… – qui, bien dans leurs bottes, vous expliquent les yeux dans les yeux que les affaires ne sont pas sur le même plan sans se rendre compte de la précision de cet argument. Ils ne le pensent certainement pas ainsi mais, l’inconscience trahissant, il y a effectivement une valeur de plan – terrestre / astral ? – qui entre en jeu dans leur faculté d’indignation. Ce sont les curés de la morale laïque, au secours de l’Autre minoritaire, qui de prêche en prêche intiment l’opinion publique à ne pas rire de tout. Sans doute le malaise est plus profond : il nous semble qu’entre Français, rire de tout est possible, et même salvateur. Mais entre communautés ?

Notre ministre de l’Éducation, Vincent Peillon, figure parmi les plus honnêtes dans l’entreprise forcée de laïcisation des esprits qui est en cours. Ses livres, comme ses différentes interviews, font état d’une franche volonté de remplacer le christianisme, du moins son influence, par une foi laïque présentée comme la « religion de la République ». « D’où l’importance de l’école au cœur du régime républicain. C’est à elle qu’il revient […] d’être la matrice qui engendre en permanence des républicains pour faire la République, République préservée, république pure, république hors du temps au sein de la République réelle, l’école doit opérer ce miracle de l’engendrement par lequel l’enfant, dépouillé de toutes ses attaches pré-républicaines (ndla : un baptême ?), va s’élever jusqu’à devenir le citoyen, sujet autonome. C’est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l’école et par l’école, cette nouvelle Eglise, avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la Loi », écrit-il.

La République, dans sa recherche du Sacré, a reçu le premier article de sa Révélation : de l’Autre minoritaire, tu ne pourras pas rire.

[1]
Lire le communiqué dans son intégralité :

www.conseil-etat.fr/fr/communiques-de-presse/spectacle_de_dieudonne.html

[2]
Lire à ce sujet :

KRETZMER David, KLEIN Eckart, «The concept of human dignity in human rights discourse», La Hague, Kluwer law international, 2002.

[3]
ELIAS Norbert, «La civilisation des moeurs».

[4]
L’interdiction par un tribunal, et à la demande de la LICRA, de la mise au pilori et du caviardage de livres publiés chez Kontre Kulture jugés antisémite (malgré que figure parmi eux Le Salut par les Juifs de Léon Bloy), la maison d’éditions d’Alain Soral, est à ce propos édifiante…

[5]
L’YVONNET François, «Homo comicus ou l’intégrisme de la rigolade».

[6]
d’après nous, un spectacle comme «Mahmoud» aurait bien pu faire l’objet de cette même interdiction. Reste à savoir : pourquoi aujourd’hui ? Un article politique pourrait sans doute mieux nous éclairer…

[7] Un
Mohammed Merah décrit comme un «tueur d’enfants». Il nous semblait pourtant que Merah avait fait d’autres victimes…

[8]
Voir : http://www.dailymotion.com/video/xrthu7_vincent-peillon-la-franc-maconnerie_news?start=57

 

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