Politique magazine suit depuis plusieurs années, avec le plus grand intérêt l’actualité des rapports franco-russes. Notre correspondant assistait encore au mois d’octobre à la soirée de gala annuelle de l’Alliance franco-russe organisée par le Prince Alexandre Troubetskoï sous le haut patronage et en présence du président Valéry Giscard d’Estaing et de Son Excellence Alexandre Orlov, ambassadeur de Russie en France.
Tout n’est pas brisé entre la France et la Russie. La Russie, son président et son gouvernement y veillent.
Le chef de l’État français y fait attention aussi, mesurant vraisemblablement les conséquences désastreuses, politiques et économiques, d’une rupture qui se voudrait définitive et qui serait aussi brutale qu’idéologique.
L’ambassadeur Alexandre Orlov vient de quitter son poste en France ; ambassadeur depuis 2008, il était très apprécié ; il a beaucoup œuvré pour le maintien des liens entre nos deux pays dans des circonstances difficiles. En attendant la prochaine arrivée de son successeur, Politique magazine est allé interroger Monsieur Artem Studennikov, Ministre conseiller à l’Ambassade de la Fédération de Russie en France, chef de mission adjoint.
Politique magazine : Monsieur le Ministre, vous assurez la période transitoire après le départ de Son Excellence Alexandre Orlov, Nous vous remercions d’avoir bien voulu accepter de répondre aux questions de Politique magazine.
Il semble que cette année 2017 marque un resserrement dans l’amitié qui lie la France et la Russie. Plusieurs évènements y ont contribué : la venue du Président Vladimir Poutine en France, sa rencontre avec le Président Macron et l’inauguration de la nouvelle cathédrale russe de Paris ; la très belle exposition Pierre le Grand à Versailles, rappelant la naissance de nos relations lors de la visite en France du Tsar réformateur ; le lancement du fameux brise-glace russe Christophe de Margerie, du nom de l’ancien patron de Total, lui aussi grand ami de la Russie et du président Poutine.
Ces événements créent-ils une impulsion nouvelle dans les relations entre nos deux pays, du point de vue politique, économique, culturel ?
Artem Suddennikov : Oui, même si la question ukrainienne a entraîné les effets dommageables que l’on connaît, les relations franco-russes tiennent bon.
Certains formats de coopération ont été gelés, tels que les séminaires intergouvernementaux, les rencontres régulières entre les ministres des Affaires étrangères et de la Défense (2+2) ou bien la Grande Commission interparlementaire. Mais, le dialogue franco-russe ne s’arrête pas là et reste intense à des niveaux différents. Il est surtout important que les Présidents de nos deux pays soient favorables au renforcement de ce dialogue.
Malgré la conjoncture internationale pas très favorable, il en va de même pour l’économie. Même si les échanges se sont réduits depuis la crise, la France, en 2016, a été le premier investisseur en Russie et occupe la septième place en ce qui concerne les investissements accumulés. Cela touche des secteurs de pointe tels que le secteur énergétique, l’aéronautique, l’aérospatiale, l’automobile… Donc ce n’est pas par hasard que le président Poutine a voulu baptiser le nouveau brise-glace russe en mer du Nord du nom du regretté Christophe de Margerie, qui avait su développer la coopération pétrolière. Et c’est aussi vrai pour le domaine culturel, qui reste particulièrement actif entre nos deux pays : sciences, éducation, festivals.
Sur le plan international, la France a joué un rôle majeur lors du conflit en Ukraine. L’invitation en Normandie de Vladimir Poutine par le président Hollande, pour le 70e anniversaire du débarquement des Alliés, avait été l’occasion d’ouvrir des pourparlers dans ce que l’on a appelé le « Format de Normandie » : Hollande, Merkel, Porochenko et Poutine. Depuis l’arrivée du président Macron, le dialogue s’est intensifié, à la suite des rencontres des deux présidents, à Versailles d’abord, puis lors du G20. Ce dialogue s’est développé également entre les représentants des Affaires étrangères.
Pour sortir des articles partiaux de la plupart de médias occidentaux, que pouvez-vous nous dire de la politique internationale, en particulier de l’évolution de la situation en Syrie où l’attitude de la France semble être maintenant plus proche de celle de la Russie ?
L’évolution de la situation en Syrie doit être regardée dans un contexte international. La Russie n’est pas seule. Trois grands pays sont impliqués dans le nord du pays : la Russie, la Turquie et l’Iran ; et dans le sud, la Russie œuvre avec la Jordanie et les États-Unis. Pour débloquer les négociations, la Russie a lancé et anime « le processus d’Astana », qui se déroule parallèlement à celui de Genève dont on connaît les difficultés. Ces initiatives doivent permettre d’assurer et de maintenir « les zones de désescalade » effective dans différentes régions de Syrie. C’est un fait. Et qui est capital. L’armée russe, par son travail de terrain remarquable auprès des populations, remplit un rôle important dans tout ce processus d’apaisement et de négociations. Nombre d’accords locaux de pacification sont le résultat de l’implication d’officiers russes à tous les niveaux d’une société fragmentée.
Ne peut-on pas dire que la position française a évolué, dans la mesure où le président Macron a lui-même déclaré que le départ de Bachar el- Assad n’était plus un préalable aux négociations ?
Oui, mais inutile de cacher que les positions françaises et russes divergent encore. La Russie considère qu’indépendamment de l’homme, la priorité est de maintenir et donc de soutenir l’État syrien, en tant que tel. Nous sommes obligés de constater qu’il n’existe pas aujourd’hui d’alternative sérieuse au sein de la nébuleuse des rebelles syriens. Notons, par ailleurs, que le président Assad s’est toujours déclaré ouvert au dialogue, prêt à préparer une nouvelle constitution et à organiser des élections, comme il l’a encore rappelé récemment.
Et la situation en Ukraine ?
Concernant l’Ukraine, la position française est inchangée ; elle continue de juger illégale ce qu’elle considère comme l’annexion de la Crimée, malgré le référendum d’approbation populaire. La situation tendue dont souffre l’Ukraine l’est du fait du gouvernement de Kiev d’aujourd’hui : il refuse d’appliquer les accords de Minsk qui pourraient pourtant assurer la stabilisation dans le Dombass par l’organisation d’élections régionales et l’institution de statut particulier de deux régions – Donetsk et Lougansk. Rappelons que ces accords de Minsk ont été signés en 2014 par les représentants de l’Ukraine, de la Russie, de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Lougansk. Si l’on essaie de se rappeler le déclenchement de cette crise avec la révolution dite de Maïdan, il faut bien admettre l’intervention de certaines puissances étrangères, qui ont beaucoup contribué au coup d’État anticonstitutionnel de février 2014. Si, à cette époque, l’Europe souhaitait développer ses échanges avec l’Ukraine, il aurait été possible d’en discuter pacifiquement autour d’une table à trois, entre Européens, Ukrainiens et Russes !
Une question nous intrigue, nous Français. Après 70 ans de communisme, suivis d’une ouverture brutale au monde libéral, on pouvait craindre que la Russie ne tombât dans les travers du monde occidental : déclin moral, disparition des valeurs familiales et religieuses. Or, il semble que l’on ait réussi à redonner à la Russie une âme, son âme.
Tout d’abord, aujourd’hui, il n’est pas possible d’ignorer la globalisation. Aucun pays ne peut en faire abstraction, et la Russie fait partie, elle aussi, de ce monde global. Cependant, la Russie est un pays qui a sa spécificité, en raison de son histoire et de sa situation. Elle est, bien sûr, un pays européen. Mais son territoire s’étend profondément en Asie. Elle est eurasiatique. Et, de ce fait, elle est naturellement un pont et elle veut être un pont entre l’Europe, l’Asie, l’Orient et le Moyen-Orient. C’est, en quelque sorte, un pays-continent que Pierre Le Grand a justement voulu ouvrir à la modernité, après avoir parcouru l’Europe.
Il faut bien reconnaître que la société de consommation est présente et se développe en Russie, avec les excès que l’on connaît. La Russie est un pays ouvert à toutes les technologies nouvelles et c’est bien. Mais il est aussi vrai que l’on assiste aujourd’hui en Russie à une renaissance du sentiment religieux comme du sentiment patriotique à la recherche de nos racines et de nos traditions. La Russie va mieux. Malgré tout, elle a plutôt bien géré sa période transitoire après la disparition de l’URSS, dans la mesure où cette transition s’est plutôt faite sans heurts violents, si on veut bien prendre en compte les difficultés de tels moments historiques. Même si la nostalgie à l’égard de l’époque soviétique reste toujours forte.
Cette nostalgie pour la grandeur passée existe aussi chez le peuple français, qui se souvient du rayonnement de la France, notamment, à l’époque monarchique, brisé par la révolution.
Révolution qui a beaucoup influencé la révolution russe.
Oui ! Pour revenir à aujourd’hui, que pensez-vous des sanctions prises à l’encontre de la Russie ?
Il y a beaucoup d’illusions. Comment vouloir isoler la Russie ? Sur le plan économique, les sanctions ne sont pas réellement efficaces et ne peuvent pas l’être, précisément dans un monde globalisé. Hors de l’Occident, il y a la Chine, l’Inde, les pays d’Afrique ou d’Amérique du Sud. La Russie a davantage été affectée par la chute des prix du pétrole. Tout cela a poussé les Russes à diversifier leur économie, ce qui est une bonne chose. D’ailleurs, les entreprises françaises n’ont pas quitté la Russie, au contraire !
Il y a toujours eu de forts liens culturels entre nos deux pays. En France, on aime lire Dostoïevski, Soljenitsyne ; on apprécie Tchaïkovski, les ballets russes, Prokofiev… Jusqu’au XXe siècle, la société russe parlait français et était attachée à la culture française. Qu’en est-il aujourd’hui et quelle est l’influence de la France en Russie ?
La France a une place importante en Russie dans le domaine culturel. La langue française se porte bien, que l’on se réfère aux écoles ou aux universités. Par contre, la langue russe cède ses positions en France. Et il serait nécessaire qu’elle soit soutenue, par exemple pour être enseignée dans les écoles. Nombreux sont les jumelages entre les villes russes et les villes françaises. Ces jumelages sont tellement nombreux que l’Ambassade ne les connaît pas tous ! Le plus récent date du 27 cctobre dernier, la ville de Nancy venant de signer une charte avec la ville russe de Krasnodar.
Il y a de nombreuses manifestations culturelles françaises en Russie. Les Russes adorent toujours la littérature, la musique, le cinéma français.
Tout Russe que vous rencontrerez, saura vous parler de ce qu’il apprécie particulièrement dans la France : depuis la chanson de Roland, Molière, jusqu’à la littérature française contemporaine. Il connaît les acteurs de cinéma : Gabin, Belmondo, Depardieu, ou bien il vous parlera de Paris, de ses monuments et de ses produits de luxe. Chez tout Russe, il y a « un petit coin de France ».
Monsieur le Ministre, merci pour cette belle conclusion.
Propos recueillis par Bernard Sallé et Hilaire de Crémiers