Monde
« Nos dirigeants actuels invoquent souvent la révolution »
Un entretien avec Ludovic Greiling. Propos recueillis par courriel par Philippe Mesnard
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
La gloire de Macron passe comme la fleur des champs du printemps. Peut-être serait-il utile de comprendre pourquoi ?
Emmanuel Macron se pense un chef. Il l’a dit et répété ; et comme un chef charismatique dont le jeune âge et la fulgurante carrière rehaussent le prestige.
Anne Fulda l’a finement noté dans son livre consacré à « ce jeune homme si parfait » : il a l’intuition qu’il peut tout. Son mariage atypique en est la plus belle preuve ; il en a calculé le caractère original ; il en savoure, maintenant plus qu’avant, la force symbolique. Cette preuve du « tout est possible pour lui » est telle qu’il n’hésite pas à l’offrir en image à la France : Brigitte Trogneux sera bien à ses côtés, sinon dans le statut officiel dont il eût aimé qu’il lui fût dévolu, mais dans le rôle effectif de première dame de France. C’est qu’elle a décelé, la première, son génie personnel ; elle a décidé de l’accompagner, de l’aider à être ce qu’il doit être : elle est un modèle, la première française à avoir appréhendé le phénomène Macron.
Lui n’a cessé de mûrir son dessein. Son ardeur juvénile, son intelligence qui domine et dépasse toute règle et toute normalité, devaient se reporter comme naturellement sur la politique. Oui, il l’épouserait aussi, la vieille politique, mais à sa façon singulière, sûr et de la puissance de son charme et de l’efficacité de son attrait. Sa modernité technique est le gage d’un succès garanti ; il est en lui-même, par lui-même, pour lui-même, dans toutes ses conceptions, une « start up » qui n’agit que dans « la performance », hors des voies communes. Pragmatique et audacieux, concret et plein de rêves, généreux et indulgent mais, en même temps, fort, et, s’il le faut, implacable, tel qu’il se définit lui-même dans son long entretien au Point (31 août 2017). La politique française ne peut que céder ; elle le doit pour se mettre enfin au service de cette nouvelle manière d’être et d’agir. La jeunesse macronnienne la transformera ; il en sera le maître, pas seulement élu, mais plutôt choisi du fond du cœur, aimé comme il doit l’être. Ne l’a-t-il pas annoncé au cours de la mémorable soirée du 7 mai où il célébrait sa triomphale élection dans la cour du Louvre ? Souvenons-nous de cette « lumière » jaillissant de « la nuit », de ce « présent » émergeant du «passé» : c’était républicain, royal, impérial, français, européen, mondial, tout à la fois et en même temps. Il incarnait à pas majestueux l’histoire en marche, plus encore que la République. Deux mots encadraient son homélie laïque qui appelait à la conversion des cœurs autant que des esprits du fond du triangle pyramidal : « bienveillance » et « amour ». Meilleur que Dieu. Comme l’Antéchrist de Soloviev.
Car c’est fait. Il a vaincu, et avec facilité, dès sa première bataille dans le champ politique. À 39 ans. Le voilà marié à la France.
Il est président et même quelque chose de plus, une sorte de roi, toujours à sa façon, différente de celle d’autrefois, certes, mais dont l’idée incontestablement l’obsède. Il est aussi Napoléon mais le pacifique, le républicain, celui du Testament de Sainte-Hélène qui étend au monde entier ses vastes conceptions où le réel et l’idéal, la passion et la philosophie, les immenses attentes du monde et les réponses appropriées se rejoignent en s’embrassant sur une ligne d’horizon parfaite, celle qu’il décrit à longueur de discours, d’interventions, d’entretiens, devant le Congrès à Versailles, devant les ambassadeurs, devant les journalistes.
Il est encore un héros ; le héros, spécifiquement politique, réservé à nos temps, ces temps dont il dit aux journalistes du Point qu’ils obligent à « renouer avec l’héroïsme politique ». Il y a en lui un demi-dieu dont quelque « Transcendance » pour parler son langage, le regarde avec faveur, tant il excelle dans ses entreprises qui régénèrent ses frères en humanité. Enfin, une telle vertu, au sens fort du terme, celui de l’antique Romanité et de la transgressive Renaissance, l’élève au rang de divinité. Ce n’est pas pour rien que le nom de Jupiter a été lancé. Dans son entretien avec les journalistes du Point, il se croit obligé de revenir dessus ; il n’en reste pas moins qu’il s’est voulu « jupitérien ».
Il prétend qu’il n’a pas l’esprit religieux, mais il confesse qu’à 12 ans, chez les Jésuites, il a demandé le baptême et qu’il a connu alors une exaltation mystique dont son père l’aurait détourné. La vie a passé très vite ; il n’est plus qu’agnostique, ce qui n’est qu’un mot pour échapper aux questions contraignantes.
Car il a l’esprit religieux, comme tout le monde. Même le prétendu athée, dit fort justement Dostoïevski ! Tout dépend de ce en quoi l’homme met sa fiance. Macron maintenant a la religion de lui-même ; il n’est pas le seul de son espèce. Il est à lui-même sa propre origine, sa propre création et sa propre fin. Cette foi le justifie intimement et l’autorise à être ce qu’il est. Il s’appartient lui-même et tout lui appartient. Il voit, il sait, il pense, il décide, il commande. Il y a « lui » qui est chargé de « réussir » sa vie pour « réussir » celle des « autres » et il y a bien sûr ces « autres » qui ne savent pas « réussir » comme lui. À lui, donc, de vouloir et d’agir. L’investiture démocratique n’a fait que confirmer sa destinée. La moindre de ses phrases porte le sceau de cette certitude intérieure qui le convainc de son rôle irremplaçable ; une finalité supérieure oriente sa vie ; il est fait pour « le moment historique » que vivent la France et le monde ; il le dit en toute simplicité. Ecoutez sa voix prophétique : son souffle inspiré va recréer l’Europe en qui il croit d’abord et qui enfantera la nouvelle France, pour mieux guider le monde sur les voies du salut.
Illusion ! Le tort premier de Macron est de s’imaginer que son histoire a un caractère exceptionnel. Elle est fort banale, surtout en nos temps démocratiques. Tous ses prédécesseurs ont partagé, à des degrés divers, les mêmes sentiments, même ceux qui se voulaient et se disaient normaux. D’avoir eu l’onction républicaine, d’y avoir seulement aspiré, d’avoir réussi à l’obtenir, ne fût-elle que fictive, aléatoire et éphémère, n’ayant l’aval effectif que d’une minorité parmi d’autres minorités, soudainement devenue majorité par défaut, rejet ou élimination – ce qui fut le cas pour lui précisément –, persuade ces esprits de leur supériorité intrinsèque ou plutôt les confirme dans cette persuasion. Ils sont convaincus que l’autorité suprême leur revient de droit, que le pouvoir est fait pour eux comme ils sont faits pour le pouvoir. Leur personne serait investie d’une légitimité qui ne pourrait être remise en doute. Ni Hollande, ni Sarkozy n’ont lâché cette idée, ni, avant eux, tous les autres !
Macron, perdant sa popularité en à peine quatre mois d’exercice du pouvoir, en impute la responsabilité à l’incompréhension des Français. Du coup, il changera sa communication, il fera de « la pédagogie », le grand mot à la mode dans une démocratie décadente, ce qui, pour qui réfléchit bien, est gravement outrageant pour le corps électoral. Que vaut donc le vote de l’électeur ?
Il y a du sophiste chez lui. Hippias se flattait devant Socrate d’apprendre aux jeunes Grecs à « réussir » : « réussir » était son but et faire entrer de l’argent, beaucoup d’argent, également. Gorgias enseignait que la politique était l’art de la persuasion ; Protagoras, qu’elle était le lieu de l’accomplissement de l’homme supérieur qui était la mesure de toute chose ; Calliclès, que le tout de la politique était de savoir dominer la cité. Il n’y a plus de Socrate pour ramener doucement par une fine ironie ces esprits aussi fats que faux à la véritable intelligence du bien de la cité, à l’exacte notion de justice, à la simple vérité de l’homme, loin des vastes et fumeuses considérations.
Il suffit d’écouter Macron pour savoir qu’il ne sait rien sur le fond de vrai ni d’utile. Ce qui ne l’empêche pas, comme un sophiste qu’il est, de savoir « baratiner » sur tout, même sur le vrai et l’utile. La sophistique est toujours la même à laquelle est vouée décidément la démocratie française. Comme jadis la démocratie athénienne. Athènes en est morte. On préférait y condamner Socrate.
Reste que l’enfant adulé, l’adolescent adoré, le jeune homme idolâtré, le candidat glorifié, le président apothéosé va se heurter à son heure de vérité. Les lois – mêmes les meilleures – ne changeront pas la réalité politique ; la technique ne remplace pas l’esprit. Les institutions ont leur propres mécanismes qui le broieront lui aussi. Il dit qu’il essaye de se garder du temps pour lire. Est-il permis de lui conseiller de lire ou de relire « le maître-livre » de celui qui fut, à ce qu’il dit, son maître en philosophie, Paul Ricoeur : L’Homme faillible.