France

Pour une droite intégrale
Un entretien avec Arnaud Guyot-Jeannin.
Article consultable sur https://politiquemagazine.fr
Tous les processus électoraux reposent sur l’idée que la volonté du peuple s’y exprime. Mais dans les faits, personne ne souhaite jamais aboutir aux résultats réels des élections. La légalité s’est substituée à la prétendue volonté populaire, qui ne légitime que ce qu’elle subit.
En 2024 les Français ont élu l’Assemblée nationale actuelle. Chacun a voté au premier tour pour celui qu’il préférait, au moins relativement. Mais aucun n’a voté pour l’Assemblée telle que nous la connaissons ; aucun ne l’a voulue. Peut-on alors dire qu’elle reflète la volonté du peuple ? Évidemment non. La même remarque vaut pour pratiquement tout résultat d’élection. À la rigueur, si une majorité absolue vote pour un candidat ou un parti, on pourra dire qu’une majorité de gens les a choisis. Mais même là, ce ne sera pas « le peuple » pris dans son ensemble qui aura choisi, juste un grand nombre de participants.
On a un phénomène apparemment analogue sur le marché. Le processus d’agrégation des décisions individuelles peut y conduire à un résultat que personne ne veut. Prenons un chanteur ou un footballeur qui gagne énormément d’argent. Un libertarien dit : si des milliers de personnes acceptent de payer cher une place de concert, pourquoi les en empêcher ? Et pourquoi critiquer le fait que le chanteur gagne des sommes énormes ? L’économiste S. Zamagni répond que l’achat individuel de places ne signifie pas approbation de la résultante, à savoir le niveau de revenu du chanteur. La même liberté de choix que les participants manifestent au niveau individuel pourrait les conduire à préférer un autre résultat collectif, si on leur avait posé spécifiquement la question. Cela dit, sur un marché, on peut expliquer que les clients ont eu ce qu’ils voulaient à titre principal : la place au spectacle ; la richesse du chanteur ou du footballeur n’est qu’un effet collatéral. Par ailleurs, si les gens sont mécontents de cet effet, on peut imaginer des dispositifs correctifs. Mais pour les élections, ce n’est pas possible, car la difficulté ne résulte pas d’un effet collatéral : c’est bien sur la composition de l’assemblée qu’on les interroge.
Dans une autre configuration économique, si beaucoup de gens demandent un bien rare, son prix augmente ; et ce n’est pas nécessairement ce qu’ils voulaient. Mais la hausse du prix traduit de façon indiscutable le fait que le bien est recherché, et notamment par les intéressés. Leur message n’est donc pas trahi ; le résultat est cohérent avec leur action. Et ils achètent s’ils veulent. Il y a donc une certaine analogie entre les élections et les phénomènes économiques évoqués, mais une différence majeure : avec ses limites, le marché reflète assez directement un certain choix des gens ; en revanche, dans les élections, le résultat peut surprendre tous les participants et les laisser insatisfaits, comme en 2024.
Allons plus loin. Déjà, les processus électoraux sont discutables en tant que mesure de la supposée volonté populaire. Si ces mêmes élections de 2024 avaient eu lieu au Royaume-Uni (scrutin majoritaire à un tour), il y aurait eu un raz-de-marée de députés RN. À la proportionnelle, une assemblée sans majorité, mais où le RN aurait eu beaucoup plus d’élus. Où est alors la volonté populaire ? Même à la proportionnelle, où on peut expliquer que cela reflète mieux l’opinion populaire, le résultat n’aurait été voulu par personne. Certes, dans les pays à proportionnelle il y a une pratique de compromis qui permet à un gouvernement de se dégager. Mais on ne peut pas dire que c’est la volonté du peuple. Et quand il débouche sur un système difficilement gouvernable, comme en France, cela a encore moins de sens.
Certes, les votants ont exprimé chacun une opinion : on peut parler d’une forme de volonté (on ne regardera pas ici sur quoi elle est fondée). Mais on peut déjà s’interroger sur les questions posées (en cas de référendum), ou sur le choix des candidats et des partis, qui ne conviennent pas nécessairement aux électeurs. Et surtout, ces millions de volontés sont ensuite agrégées selon certains procédés. Ce qui se passe alors, en définitive, c’est l’équivalent d’un filtrage à partir des sentiments, opinions et préférences plus ou moins conscients des citoyens ; ce processus de filtrage permet d’obtenir des voix, qu’on compte ensuite, en fonction du système électoral. Et on donne la victoire à celui qui a le plus de voix. Certes, cela permet une certaine relation entre le résultat et les sentiments ou opinions des citoyens. Par exemple, le résultat du RN au premier tour de 2024 montre une poussée en sa faveur, comparé à 2022 et a fortiori à 2017. Mais d’autres ont voté autrement et il y a eu divergence ; le RN n’était pas majoritaire, ni personne d’autre. Et donc on a une assemblée divisée et en l’espèce ingouvernable. Comment peut-on parler à ce propos d’une volonté populaire ? Qu’est-ce que le peuple est supposé avoir voulu ? En fait rien : aucune décision n’en ressort et à nouveau, personne n’avait voulu le résultat.
Dans un autre genre, le peuple américain a-t-il voulu M. Trump ? Les démocrates sûrement pas ; les autres ont tout au plus fait une pari sur cet homme, sans savoir au fond ce qui allait se passer. Est-ce à dire que le système est arbitraire ou trompeur ? Pas tout à fait : c’est un moyen conventionnel pour permettre aux gens de s’exprimer par leur vote, et à partir de là de bâtir des organes de gouvernement et de législation, bénéficiant d’une part d’une certaine relation avec les opinions des gens, et d’autre part et surtout de l’aura de légitimité que donne le respect de procédures constitutionnelles acceptées par tous et supposées « démocratiques ». Ce système a ses avantages et ses inconvénients, à comparer avec ceux d’autres systèmes, si ceux -ci sont légitimes. Mais ce qui est sûr, c’est que les termes de « volonté du peuple » ou de « peuple souverain » ne décrivent pas une réalité. Il est d’ailleurs symptomatique qu’on peut à l’occasion s’asseoir tranquillement sur cette « volonté » du « peuple souverain », comme on l’a vu avec le référendum de 2005, en adoptant les dispositions refusées par une autre procédure.
Ce qui donne la vraie force opératoire d’une décision dans un pays démocratique, c’est la légalité de la procédure, pas une supposée volonté du peuple. Et comme la procédure incorpore au départ un mécanisme reflétant quelque chose de la volonté des citoyens pris individuellement, lesdits citoyens ont le sentiment qu’ils sont pour quelque chose dans le résultat, et qu’il est par là légitime. Avec un autre avantage, qui est la flexibilité ; les gens en place peuvent avoir à partir s’ils perdent les élections qui suivent.
Par ailleurs, contrairement aux illusions des révolutionnaires de tout bord, dans le champ démocratique il n’y a pas d’alternative crédible à ce mécanisme de dégagement d’un résultat qu’on pourra appeler décision du peuple. La démocratie directe est impraticable avec des millions de personnes, sauf par référendum, ce qui n’est possible que sur des questions précises, et ne donne pas une politique d’ensemble ou une équipe dirigeante. Quant aux comités de citoyens, la pratique macronienne a montré qu’ils sont manipulables et n’ont pas beaucoup d’autorité. Reste la rue : l’émeute, la révolution, mais chacun sait qu’elles sont le fait de minorités nullement représentatives du peuple. Même quand après coup il ratifie les évènements.
Ces considérations éclairent tristement la situation politique désastreuse de la France à ce jour. En fait, le peuple n’est certainement pas content, et dans leur majorité les gens rejettent le macronisme. On parle alors de déni de démocratie. Mais cela ne veut pas dire que ce peuple veut précisément quelque chose d’autre. Au sens propre, il ne veut rien, en cela qu’il n’a pas une volonté précise. Et concrètement, il réagira aux événements, en fonction de ces événements. La question est donc : qui proposera, à un moment donné, ou plutôt fera advenir, quelque chose qui se stabilisera et permettra de gouverner ; ce qui veut dire, en contexte démocratique, qui recevra à un moment ou un autre, une onction électorale suffisante, souvent d’ailleurs a posteriori. Mais d’ici là, le mécanisme est à bout de souffle.
Illustration : Parfois le peuple sait ce qu’il veut. Mais sa voix est inaudible par les voies légales.
Politique Magazine existe uniquement car il est payé intégralement par ses lecteurs, sans aucun financement public. Dans la situation financière de la France, alors que tous les prix explosent, face à la concurrence des titres subventionnés par l’État républicain (des millions et des millions à des titres comme Libération, Le Monde, Télérama…), Politique Magazine, comme tous les médias dissidents, ne peut continuer à publier que grâce aux abonnements et aux dons de ses lecteurs, si modestes soient-ils. La rédaction vous remercie par avance.