Le Royaume-Uni est en crise, politique, économique et sociale : entre la « mondialisation heureuse » et la guerre en Ukraine, le pays souffre. Que font les Britanniques ? Ils font le jeu des États-Unis, seule planche de salut de l’ex-empire. Leur rapprochement sournois avec l’UE ne doit pas cacher leur atlantisme.
L’une des rares bonnes nouvelles ces temps-ci est l’arrêt tout récent de la Haute Cour écossaise statuant que l’on ne peut pas changer de sexe par simple déclaration et que la notion de sexe dans la loi de 2010 sur l’égalité hommes-femmes doit être comprise dans un sens strictement biologique. La question avait été lancée par une affaire qui a défrayé la chronique : un violeur en série avait administrativement changé de sexe après sa condamnation, comme le gouvernement écossais l’admettait, et du coup était allé purger sa peine dans une prison pour femmes… Cela remet en cause la vision du monde des Travaillistes (« une femme peut très bien avoir un pénis », avait déclaré le Premier ministre Sir Keir Starmer) mais aussi des Conservateurs : Theresa May, alors Premier ministre, avait déclaré substantiellement la même chose en 2017.
En fait les repères de la politique britannique sont complètement bouleversés : les dames qui ont milité pour obtenir le jugement de la Haute Cour sont d’ardentes féministes, nullement traditionalistes. Plus généralement une série de crises, comme le Brexit, et d’évolutions liées à l’immigration, à la mondialisation, aux incertitudes économiques, politiques, sociales, idéologiques du monde actuel conduisent à un paysage politique complexe et imprévisible. À cela s’ajoute la crise de grandes institutions (Monarchie, Église d’Angleterre, Universités, National Health Service) qui étaient comme le ciment du très complexe Royaume-Uni, tandis que les conséquences régionales de la Dévolution ou décentralisation lancée par Tony Blair en 1999 (Écosse, Irlande du Nord), un peu calmées en ce moment, n’ont pas pour autant disparu.
On pensait Nigel Farage fini après le succès du Brexit, son grand thème. Mais son parti (Reform) a le vent en poupe dans les sondages, essentiellement à cause du problème de l’immigration et du fait que les Conservateurs ont perdu beaucoup de leur crédibilité. Le Parti travailliste, qui se faisait à juste titre du souci au sujet des élections locales, qui ont vu Farage triompher, ne sait pas trop comment réagir.
La mondialisation frappe
Cependant les dirigeants britanniques son confrontés à deux grandes crises : les soubresauts de l’économie mondiale, aggravés par la politique tarifaire de Donald Trump, et la guerre d’Ukraine. Mais ils réagissent, avec une continuité d’inspiration, qu’il faudrait à mon avis mieux prendre en compte.
La mondialisation frappe : certes, elle a été longtemps acceptée, dans une vision idéologique libérale, et aussi parce que, dans le domaine des services, Londres tirait son épingle du jeu. C’est ainsi que l’Angleterre a perdu une bonne partie de son industrie automobile. Mais ça change : la société British Steel, dernier aciériste britannique, vient d’être mise en vente par son propriétaire chinois. Le gouvernement a réagi comme en 1946 : par la nationalisation. Mais on peut parier que le résultat sera aussi désastreux que pour les nationalisations travaillistes d’après-guerre… En fait, sur le plan industriel la Grande-Bretagne n’a jamais retrouvé le rôle qu’elle jouait encore dans les années 1960.
Mais dans d’autres domaines elle se montre très constante. Ainsi face à la politique douanière de Donald Trump, qui frappe les importations britanniques d’une surtaxe de 10 % (mais c’est beaucoup moins que pour la plupart des autres pays, comme 20 % pour l’Union européenne). Étant donné l’imbrication commerciale et économique entre les États-Unis et le Royaume-Uni (qui fait 22 % du total de ses exportations vers l’Amérique, son premier client) c’est évidemment crucial. Et Londres en ce moment se bat pour un accord douanier libéral avec Washington, avec une bonne chance d’y parvenir (le Royaume-Uni importe plus des États-Unis qu’il n’y exporte, et, comme l’a dit Donald Trump, « après tout, les Britanniques sont eux aussi des Anglo… »).
D’abord les États-Unis
En même temps, ce qui est à première vue contradictoire, Londres négocie avec Bruxelles un accord, que l’on annonce comme proche, sur les normes concernant les produits agricoles et issus de l’élevage. Cela faciliterait le règlement du problème le plus délicat du Brexit, celui de l’Irlande du Nord, mais Londres reconnaîtrait les normes de l’Union dans ce domaine et la juridiction de la Cour de Luxembourg. Beaucoup de Britanniques préviennent leur gouvernement que cet accord pourrait faire échouer la négociation tarifaire concomitante avec Washington.
Mais en même temps la Commission de Bruxelles poursuit depuis 2016 un projet de grande zone de libre-échange transatlantique avec les États-Unis. Ce serait une façon radicale d’échapper au trumpisme douanier, même si évidemment on se retrouverait plus loin que jamais d’une véritable personnalité européenne. On peut donc, en fait, se demander si Londres n’agit pas aussi en fonction d’une stratégie, quelque peu perfide, visant à rapprocher l’UE des États-Unis, pour préparer la sortie de la crise actuelle suscitée par Donald Trump ? Avec l’accord de tous les milieux américains, y compris au sein de l’Administration, qui trouvent que le Président va trop loin.
De toute façon, la Grande-Bretagne a toujours choisi finalement les États-Unis : fin 1916, quand l’alternative était entre une négociation alors très possible avec le Reich pour mettre fin à la guerre et l’atlantisme avant la lettre de Wilson ; en 1941, quand l’appui de Washington ne pouvait être obtenu qu’en souscrivant au mondialisme conquérant de Roosevelt ; en 1957, après le désastre de Suez l’automne précédent, alors que la France, elle, choisissait une politique indépendante dans un cadre européen. Par la suite ce phénomène se développa continuellement : à partir des années 1980 même la force de dissuasion britannique devint de plus en plus dépendante, techniquement, des États-Unis.
Une ambition mondiale, « Global Britain »
Et on en vient à l’Ukraine. Dans cette affaire, les Britanniques (diplomates, militaires, universitaires des think tanks…) sont depuis fort longtemps sur le logiciel américain. Or celui-ci vise depuis la fin des années 1990 l’affaiblissement radical de la Russie. Un article récent du Times (5 avril) révèle l’ampleur de l’aide militaire britannique à l’Ukraine, bien avant le 24 février 2022. D’autre part la Grande-Bretagne est engagée à fond aux côtés de la Pologne et des Pays baltes, politiquement et militairement (manœuvres aéronavales de toute nature, etc.).
En outre la Grande-Bretagne du Brexit ne souhaite nullement voir les sanctions contre Moscou levées, et l’UE renforcée par les matières premières et l’énergie russes. On m’objectera qu’en ce moment Londres est très active et en pointe même dans les négociations menées autour d’une « coalition des volontaires » des Européens pour fournir à l’Ukraine des garanties de sécurité, alors que les États-Unis se dérobent. À chaque réunion on ne voit que le ministre britannique. L’Angleterre serait subitement plus « européenne » qu’« atlantiste » ? Mais j’émets une hypothèse : c’est pour veiller à ce que l’appui militaire à l’Ukraine reste bien dans le cadre de l’OTAN, avec ses hiérarchies, ses moyens de communication, ses doctrines, etc. , sans réelle personnalité européenne de défense (y compris en matière d’armements), comme la France, pour sa part, y pense. Sur ce point, responsables américains et britanniques sont d’accord, Trump ou pas.
Et en outre les Britanniques ne cachent pas qu’ils sont aussi d’accord avec Washington pour un grand « pivot » vers l’Asie-Pacifique, face à la Chine. Pour des raisons que l’on ne s’explique guère, sinon par l’interpénétration depuis des décennies des centres de réflexion et de décision des deux pays ? Et par le reste d’une ambition mondiale, « Global Britain », encore proclamée par Boris Johnson après le Brexit ?
Mais la fixation sur l’Est et le Pacifique fait oublier la Méditerranée, et le problème très sérieux que pose les liens étroits, depuis toujours, entre le FLN algérien et Moscou. Et si la flotte russe de Méditerranée, en difficulté en Syrie, venait s’établir à Mers el-Kébir ? Les mânes de Darlan rigoleraient bien…
Illustration : Keir Starmer serait-il un peu fourbe ?