Artemisia Gentileschi a peint une Judith célèbre à proportion qu’elle est sanglante et que son auteur est une femme.
Sur le second point, elle ne fut pourtant pas la seule femme à avoir du succès aux temps baroques, ni la première : sa vie plus chahutée en a fait une héroïne, un emblème, au point d’être annexée par la geste féministe, ce qui irrite toujours un peu – et l’aurait sans doute étonné – et d’engager les exégètes à interpréter chaque tableau en fonction de sa biographie (il est vrai qu’elle n’hésitait pas à se représenter dans ses œuvres), sans que cela ajoute beaucoup à l’intérêt du commentaire pictural.
Sur le premier point, Judith décapitant Holopherne (1612) est en effet un tableau frappant : pendant que la servante retient un bras d’Holopherne, Judith lui tranche le cou en y mettant tout l’effort nécessaire et le sang ruisselle sur les draps, dans une ambiance caravagesque à souhait (dans la version de 1620, le sang jaillit de la gorge tranchée). Dans une toile de 1615, Judith et sa servante, les deux femmes, arrêtées dans leur fuite et retournées, regardent vers la droite, scrutant l’obscurité où elles ont sans doute entendu un bruit, la tête détournée de la servante, enturbannée de clair, faisant écho à celle d’Holopherne qu’elle tient dans un panier, enveloppée d’un linge blanc, aussi livide que la servante est empourprée, comme sa maîtresse, sous l’effet du meurtre et de la course. Michelle Polignano fait remarquer que le pommeau de l’épée que tient Judith est orné d’un visage hurlant, rappel du celui d’Holopherne expirant.
Une époque tendue entre salut et débauche
Artemisia excelle dans ces détails précieux et chaque scène, qu’il s’agisse de Danaé sous la pluie d’or ou de David tenant la tête de Goliath, est autant un moment d’éloquence baroque, renforcé par le ténébrisme de certains tableaux, que le prétexte à donner au spectateur attentif la joie de regarder de près un bijou somptueux, un vase admirable ou des étoffes aux drapés saisissants : le peintre programme la lecture de l’œuvre, du lointain au proche, du coup d’œil à l’examen, et récompense celui qui s’attarde. La ceinture d’Esther défaillant devant Assuérus, l’aiguillière aux pieds d’Ulysse démasquant Achille parmi les filles de Lycomède (1640), les pièces gisant sur la couche cramoisie de Danaé ou dans son pâle giron (le catalogue parle des « genoux » mais c’est pudibond) ou dans le sarreau bleu outremer de la servante, qui prend sa part de l’aubaine, l’éventail que tient Cupidon au-dessus de Vénus… Ou les deux bracelets en or sur les avant-bras de Cléopâtre et de Judith : la reine, corsage blanc échancré et jupon mordoré, se tient la tête pendant que le serpent lui mord le sein et le bracelet glisse sur son bras, l’héroïne, avec la même vêture, porte au même bras un bracelet similaire qui contraste plaisamment avec le pommeau ouvragé de la grande épée qu’elle tient d’une main ferme.
La scène est toujours unie et décomposée en même temps, appelant l’amateur à apprécier comment le thème est traité, comment le détail en apparence décoratif prolonge le sens, voire l’éclaire, comment l’auteur renouvelle sa manière ou la perpétue, comment tel morceau isolé est en soi une perfection ou, à rebours, comment telle partie est plus faible d’exécution (soit que le peintre s’est lancé dans un mouvement anatomiquement difficile à rendre, comme la mêlée des bras d’Holopherne et de la servante, soit qu’un collaborateur a pris en charge une figure secondaire).
Toutes ces femmes, allégoriques, historiques ou bibliques apparaissent pour le plaisir des yeux, y compris les portraits qui détaillent amoureusement les tenues. Faut-il voir dans la relative abondance des femmes fortes, décapitant ou clouant les généraux, un message d’Artemisia affirmant son indépendance vis-à-vis de son mari, de son violeur, de ses amants, de son père ? Ou le goût d’une époque tendue entre salut et débauche et trouvant, dans ces œuvres aux thèmes impeccables, de quoi échauffer les sens sous prétexte de disserter des vertus de Suzanne ou de Cléopâtre ? Regardant Vénus endormie (1626), Patrizia Cavazzini remarque que « cette toile n’est certainement pas la seule de l’artiste qui s’accorde mal avec l’image de l’héroïne proto-féministe que Mary Garrard voyait en elle : Artemisia n’hésite pas à exploiter le pouvoir de la sensualité, présentant ici une femme qui s’offre sans s’en rendre compte aux regards masculins. » Qu’importe, en regardant le Portrait d’une dame tenant un éventail (1625 ?), ébouriffant autoportrait d’une femme que Rome a accueillie puis saluée, on ne voit pas une revanche mais la fière expression d’une artiste ne doutant ni de son talent, ni de sa beauté à la Rubens. Comment ne pas se laisser séduire ?
Artemisia, héroïne de l’art. Musée Jacquemart-André, Paris, jusqu’au 3 août 2025.
Illustration : Esther et Assuérus, v.1628. New York, The Metropolitan Museum of Art, Gift of Elinor Dorrance Ingersoll, 1969