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Un monde politique inédit

L’Occident est passé de l’équilibre de la terreur au mondialisme triomphant, célébrant le rêve éveillé d’une concorde commerciale universelle. Mais le retour en force des régimes autoritaires et la mutation « illibérale » de beaucoup de démocraties remettent en cause cette vision irénique.

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Un monde politique inédit

Nous vivons l’aboutissement de la disparition de l’ordre mondial surgi à la suite du partage de Yalta. La conférence de Yalta (4-11 février 1945) entre les Anglo-Saxons et les Soviétiques avait préludé à la bipolarisation du monde opérée en 1946-1947, opposant un monde occidental libre, à l’ouest, et un univers communiste, alors sous domination moscovite, à l’est.

De la guerre froide à la coexistence pacifique

Les deux blocs, opposés idéologiquement et politiquement, vivant suivant deux systèmes économiques différents, se percevaient comme deux ennemis que seule la relative égalité des forces militaires et la peur de l’utilisation de l’arme atomique empêchaient de s’affronter. Aussi, après la tombée du rideau de fer sur l’Europe orientale (1946-1947), et la rupture des négociations est-ouest, la guerre, qui menaçait d’éclater, était restée une « guerre froide ». Les deux blocs n’osèrent s’affronter que localement, en Indochine française (1946-1954) et en Corée (1950-1953). Mais, en 1962, à la suite de la crise des missiles soviétiques à Cuba (octobre 1962), trop conscients du péril planétaire de la situation, ils s’engagèrent dans la voie de la « détente » et de la « coexistence pacifique », durant laquelle seule la guerre du Vietnam (1955-1975) mit sérieusement à mal l’orientation des deux Grands (États-Unis et URSS) vers l’équilibre géostratégique et la réduction des armements, engagée par les accords SALT. Les tensions ressurgirent entre les deux blocs à la suite de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS (décembre 1979), mais prirent fin avec la perestroïka engagée par Gorbatchev en URSS, puis avec l’effondrement des régimes communistes en Europe orientale (1989), l’éclatement de l’empire soviétique (1991) et le passage de la Russie, et des anciennes républiques associées à elle, à l’économie de marché.

L’illusion née de la disparition du communisme en URSS et en Europe de l’Est

Quelles illusions produisirent l’effondrement du communisme, la disparition de l’URSS et le retour des anciennes républiques populaires à la démocratie libérale et au capitalisme ! On en avait enfin fini avec « l’équilibre de la terreur », la bipolarisation du monde autour de deux superpuissances réciproquement ennemies, avec l’opposition entre le « monde libre » et les dictatures communistes (même si la Chine, surpeuplée et déjà puissante, demeurait marxiste et anti-occidentale). Les deux Grands allaient se rapprocher, tisser des liens d’amitié et s’unir dans le respect de la démocratie et la pratique pacificatrice du « doux commerce », selon l’expression de Montesquieu. Un intellectuel américain, Francis Fukuyama, reprenant une théorie d’origine hégélienne (quoique appartenant aux analystes de la pensée de Hegel plus qu’à ce dernier), accéda à la célébrité en annonçant la fin de l’histoire par le ralliement de la grande majorité des nations (à commencer par les plus développées) à la démocratie libérale de type occidental à laquelle venaient de se convertir l’URSS et les républiques populaires de l’est européen. En France, Jacques Julliard se ralliait à cette idée, en annonçant l’avènement d’une communauté mondiale des nations et des États-Unis liés par une commune adhésion à la démocratie libérale et à la paix, autour d’une ONU rénovée capable de les imposer et de les faire respecter. L’humanité entrait censément dans un avenir radieux. Mstislav Rostropovitch ayant joué du violoncelle sur les débris du mur de Berlin, détruit par des Allemands de l’Est libérés, d’aucuns se mirent à rêver d’un monde tout de culture et d’humanisme à la Romain Rolland.

Un monde de régimes autoritaires

On sait ce qu’il advint de ces illusions. Pour commencer, la Chine ne suivit pas la voie occidentale ouverte par Gorbatchev. Elle conserva sa dictature communiste tout en se modernisant, en s’ouvrant largement au capitalisme mondial, et en laissant de côté ses prétentions socialistes révolutionnaires pour devenir une puissance aux visées impérialistes affirmées. Les pays est-européens, libérés du communisme et de la tutelle soviétique, se dotèrent de régimes peu ou prou autoritaires et connurent des difficultés économiques sans précédent. La Russie, une fois dépassée le stade des illusions de la perestroïka, se lança avec Eltsine dans un ultralibéralisme économique qui livra le pays à des prédateurs, lesquels mirent le pays en coupe réglée, échappèrent au contrôle de l’État et engendrèrent une misère populaire effroyable. Depuis le début de ce siècle, elle a été reprise en mains par Poutine qui a soumis les oligarques industriels et financiers et les a fait servir ses desseins géopolitiques impérialistes, instaurant une dictature fort éloignée des espoirs démocratiques et libéraux de l’époque gorbatchevienne, et plus dangereuse pour la paix du monde que ne l’était l’URSS de Brejnev. Et ailleurs dans le monde, les pays musulmans du Proche et Moyen Orient demeurent des dictatures implacables, dont beaucoup sont dirigées par des islamistes aussi oppresseurs que bellicistes. Les dictatures militaires fascisantes d’Amérique latine ont disparu, mais maints pays de cette partie du monde vivent sous des gouvernements aussi autoritaires que générateurs de pauvreté pour leurs populations.

L’indistinction entre démocraties et dictatures et la loi de la jungle

Une des caractéristiques de la géopolitique mondiale de notre temps est l’estompage de la classique distinction entre démocraties et dictatures. Ces dernières ne se signalent plus comme telles de manière évidente, contrairement à ce qui se passait au XXe siècle. La Russie de Poutine présente une façade démocratique, multipartiste, et s’inscrit vaille que vaille dans le sillage de sa libération du communisme, accomplie entre 1985 et 1991. La Biélorussie, l’Azerbaïdjan, la Hongrie, la Pologne, ont vu l’instauration de démocraties « illibérales », certes autoritaires à maints égards, mais qui maintiennent le pluralisme politique, les élections régulières et l’alternance au pouvoir. La Croatie, la Serbie, la Slovaquie, et même la Roumanie suivent la même voie. L’Inde et, en Amérique latine, le Venezuela, la Bolivie et l’Argentine se sont dotés eux aussi de gouvernements analogues. Et les États-Unis eux-mêmes, pays démocratique et libéral depuis sa naissance, qui ne connut jamais de dictature, semble évoluer vers une manière de régime autoritaire avec Trump. Ce dernier refusa sa défaite de 2020, au point d’inciter ses partisans à s’emparer du Capitole, et, en 2024, menaça ses compatriotes d’une guerre civile s’il n’était pas élu. Et sa manière de traiter Zelensky évoque celle d’Hitler vis-à-vis de Schuschnigg en 1938.

Le brouillage idéologique se superpose à ce mixage de démocratie de droit et de dictature de fait. On a du mal à séparer nettement dictatures de gauche et dictatures de droite. Ainsi, la Chine, quoique toujours communiste, se développe sur le mode capitaliste, s’ouvre largement aux investisseurs occidentaux, voit se creuser, au sein de sa population, les inégalités de classes (et dans des proportions abyssales), et poursuit à l’extérieur une politique expansionniste. Le Venezuela révolutionnaire et socialiste de Maduro prétend annexer les trois-quarts du Guyana voisin.

Beaucoup de ces dictatures sont classées à l’« extrême droite » par nos médias. Or, dans la mesure même où elles ne remettent pas en cause la démocratie et s’en réclament même, elles ne peuvent être rangées sous cette rubrique. Elles le peuvent d’autant moins que, quoique nationalistes, elles ne se réclament d’aucune idéologie et sont exemptes des marqueurs forts de l’extrême droite, comme le racisme, l’antisémitisme ou un strict dirigisme économique et social. Toutes sont ultralibérales en économie, hostiles à toute politique sociale, et ne pratiquent aucune forme de discrimination ethnique. L’Argentin Javier Milei se signale même par son philosémitisme.

La bipolarisation d’autrefois a bel et bien vécu. Les États-Unis sont devenus des alliés de fait de la Russie plus que de la Communauté européenne. Trump ne cache pas son admiration pour Poutine. Cela étant, cette alliance n’est que de fait, et peut s’inverser si l’un ou l’autre n’y trouve plus avantage. D’ailleurs, Trump, allié de fait de Poutine, mène une guerre commerciale contre la Chine (dont son pays s’était rapproché) alliée de la Russie, et cherche, à l’évidence à remettre en question l’axe Moscou-Pékin. L’état présent des relations entre les grandes puissances apparaît comme un sac de nœuds… et un nœud de vipères.

À vrai dire, les notions clairement définies de démocratie et de dictature, de camp des libertés et de camp des tyrannies, ne semble plus avoir de sens que pour les Européens de l’Ouest, qu’il s’agisse de politique extérieure ou de politique intérieure. Le monde de Yalta a vécu, tout comme celui qui naquit de l’effondrement du communisme en Russie et en Europe de l’Est en 1989. La loi de la jungle leur succède. 

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