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L’ordre ou le désordre international après Trump : essai de perspective

Loin d’être un idéologue, Trump est un mercantiliste pragmatique, qui se méfie, justement, des idéologies qui ont prévalu jusqu’à présent dans la sphère occidentale.

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L’ordre ou le désordre international après Trump : essai de perspective

Dans un article antérieur (« Entre communication de choc et incertitude calculée, que penser du trumpisme ? »), j’évoquais les incertitudes soulevées par la méthode trumpienne : sa puissance communicationnelle (surprise et choc), et ses limites (provocations et grossièreté). Mais surtout son insuffisance de perspective stratégique claire, autre que la défense de ses intérêts et la brutalité dans les négociations (plus d’ailleurs que l’usage de la force militaire).

On pose mal cette question en Europe. L’extraordinaire émotivité des réactions aux événements intervenus depuis, en particulier avec l’Ukraine, en dit long sur le mode de raisonnement de nos contemporains, même avertis. La propension à sauter dès que possible sur le terrain facile de l’indignation morale poussée à blanc en est une composante symptomatique. La rationalité et le réalisme bien compris en font les frais. Et donc le véritable souci moral, qui suppose une appréciation juste des réalités. Le seul bénéfice est la prise de conscience de la réalité du monde, et notamment le besoin d’un effort de défense crédible. Mais les incertitudes n’en sont pas moins là. Elles portent notamment sur la stratégie de Trump, dont on peine à démêler toute la logique, au milieu des influences multiples qui s’exercent sur lui et de la bizarrerie de bien de ses déclarations ou décisions. Essayons de démêler les pistes possibles.

Les logiques explicatives à l’œuvre

Il y a un point évident : son refus de la politique idéologique, prétendument morale, celle des bien mal nommés « néo-conservateurs », qui sont en réalité des progressistes violents, visant à l’instauration partout de la démocratie et des droits de l’homme par le bombardement. Et, plus largement, de la posture prétendument moralisante des Occidentaux. Mais ce refus ne suffit pas à définir une politique.

On peut y voir ensuite l’adoption d’une forme de réalisme géopolitique, du type défendu depuis des années aux Etats-Unis par un homme du calibre de John Mearsheimer. Il y a des gens autour de Trump qui sont de cette école. Ce n’est pas de la realpolitik au sens bismarckien, mais la constatation de la prédominance des rapports de force dans la communauté internationale, dans la mesure où il n’y a pas d’autorité commune, et où chacun est pris dans la logique de la stratégie et du risque que chacun peut présenter pour l’autre. Dans cette perspective, la priorité est donnée à la rivalité avec la Chine (le pivot asiatique, à la suite d’Obama), d’où un rapprochement avec la Russie, qui, selon cette ligne, avait été malencontreusement renvoyée dans les bras de Pékin à la suite de la guerre en Ukraine. Ce courant de pensée est clairement présent dans l’entourage de Trump, et influent. Mais Trump n’a pas la vision longue que cette approche suppose, et d’autres influences agissent.

On peut noter aussi une approche économique : un mélange entre une forme de mercantilisme – se traduisant notamment par des droits de douane et l’utilisation de pressions pour s’ouvrir des débouchés commerciaux – et la recherche du contrôle de ressources rares devenues encore plus décisives avec les développements technologiques. Plus le souci de réduire le coût de la protection militaire américaine, notamment en Europe. Une telle approche peut en partie recouvrir la précédente, mais aussi la contredire ; et elle conduit à des actions opportunistes et des voltefaces, dans le style de Trump. Une autre influence est celle d’Elon Musk, de Peter Thiel, et d’autres, eux aussi adeptes des bouleversements radicaux, mais avec un angle de vision différent, car libertarien. Il est clair que ces courants divers sont bien présents et actifs eux aussi.

En revanche, quand certains voient dans la stratégie de Trump un changement de camp idéologique des États-Unis, par rapprochement avec le camp autoritaire russo-chinois, cette approche binaire ne colle pas avec le fait que Trump n’est pas un idéologue, et que son horizon est court. D’autres mettent en avant le besoin de montrer très rapidement des résultats cohérents avec les annonces, tant par tempérament de faiseur de deal de Trump que du fait que le temps lui est compté : en octobre 2027, on aura les élections de mid-terms et la perte probable de contrôle du Congrès. Notamment du fait des facteurs économiques, domaine dans lequel la cohérence du trumpisme est très peu assurée, et le risque de décevoir son électorat très élevé (sur l’inflation en particulier). C’est sûrement aussi un facteur explicatif majeur.

D’autres encore soulignent les éléments émotionnels présents chez lui, ou des a priori non réductibles aux rationalités précédentes. Ainsi le soutien donné à Israël, au-delà des administrations précédentes et, concomitamment, sa haine de l’Iran. On évoque aussi, à tort ou à raison, une certaine estime de Poutine ; un mépris de l’Europe, jugée décadente ou woke ; ou une volonté de revanche sur ses ennemis démocrates, etc. Tout cela joue un rôle, mais ne donne pas une ligne générale. Qui dit influences multiples et horizons très courts, dit difficulté à définir une ligne stratégique claire.

Un tournant majeur probablement, mais pas de feuille de route pour l’avenir

Quelle pourra être la scène internationale après le passage de cet ouragan ?  Une remise en cause appréciable des rapports trans­atlantiques et du rôle de l’idéologie à l’occidentale, sûrement. Mais c’étaient déjà des tendances à l’œuvre, même si les Européens ne voulaient pas le voir. Le rôle jusque-là dominant d’une idéologie occidentale moralisante, récusé par Trump, l’était depuis longtemps par la plupart des pays, comme en témoigne la montée des BRICS. Et le rééquilibrage des rapports transatlantiques était désiré depuis longtemps par les Américains. La nouveauté, pour les Européens, est dans la soudaineté et la brutalité de l’évolution.

L’autre facteur majeur est l’absence de perspective collective, de doctrine, de message envoyé au monde, autre que la défense de ses intérêts et l’usage de la force en cas de besoin, outre une certaine violence dans l’expression et la négociation. Ce qui implique que cela ne débouchera logiquement pas sur un nouveau jeu de règles, un nouveau paradigme éclairant la scène internationale, autre que le fait brut de rapports de forces plus nus.

Dit autrement, le schéma communément admis auparavant en Occident, et poussé à l’extrême par les « néo-conservateurs », celui d’une religion de la démocratie et des droits de l’homme et d’un ordre international supposé régulé, était certes largement hypocrite, mais il avait un certain pouvoir référentiel ; il était donc apparemment éclairant et régulateur pour ceux qui y croyaient. Ce paradigme progressiste n’est pas remplacé et subsiste donc ici ou là, notamment chez les Européens. Mais sans se renouveler, la panique régnant sur ce plan en Europe. Et, bien avant Trump, il a été de plus en plus récusé par le reste de la planète.

Une alternative est le discours chinois idéalisé, celui d’un monde résolument polycentrique, où la règle du respect mutuel aboutit à ce que chacun est le maître chez soi, dans la variété des approches et idéologies. Il est à rapprocher (plus ou moins fidèlement) du concept confucéen, conçu à nouveaux frais, de tianxia, « tout sous le ciel », espace politique universel civilisé – grâce à l’influence bienveillante de la Chine. On peut y soupçonner le besoin, pour la Chine, de protéger son système à l’intérieur et d’assurer une forme d’hégémonie à l’extérieur, là où elle le peut. Mais à ce stade, l’idée en question reste embryonnaire. Il n’y aura donc a priori pas de nouvelle perspective commune ; nous sommes dans l’œil du cyclone. La société mondiale sera plus que jamais celle d’une pluralité de forces, cherchant empiriquement un équilibre.

 

Illustration : Trump annonçant que Hyundai va investir 21 milliards de dollars aux États-Unis dans les deux ans à venir.

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