Les récentes élections allemandes sont marquantes à plus d’un titre. Pourtant elles changeront peu l’équilibre du pouvoir : à une coalition entre sociaux-démocrates, écologistes et libéraux succèdera une coalition entre chrétiens démocrates et sociaux-démocrates appelée aussi grande coalition et assez fréquente en Allemagne. Cependant les deux partis en question ont des scores historiquement bas.
Les chrétiens démocrates remontent certes à 28,5 % mais cela reste leur deuxième score le plus faible, alors qu’ils étaient dans l’opposition à un gouvernement impopulaire. Quant aux sociaux-démocrates, leur score de 16,5 % est le plus faible depuis 1945. En outre ces deux partis, et notamment le SPD, reposent particulièrement sur un électorat âgé (plus de 60 ans), ce qui n’est pas un signe rassurant pour leur avenir. Enfin, les partenaires de coalition classiques des chrétiens démocrates et des sociaux-démocrates sont en berne. Si Die Grünen (écologistes) limite ses pertes avec 11,5 % et reste fort chez un électorat urbain de gauche très diplômé, les libéraux du FDP s’effondrent et ne sont plus représentés au Bundestag. Cela peut s’expliquer par la position très ambiguë du FDP qui, tout en étant un parti d’appoint de coalitions de centre gauche ou de centre droit (et traditionnellement de la CDU ou du SPD en étant le troisième parti), a longtemps eu un électorat plus à droite que la CDU du fait d’une forte tradition dans les pays germaniques d’une pensée nationale-libérale (pendant longtemps, le FPÖ autrichien a été le parti miroir du FDP allemand). L’émergence de l’AFD les a donc particulièrement affectés et entre 2021 et 2025 leur électorat a été aspiré par l’AFD et la CDU/ CSU.
Les trois partis ayant progressé sont l’AFD, Die Linke et le nouveau parti BSW qui rate l’entrée au Bundestag pour 4 000 voix. L’AFD progresse le plus et devient le second parti avec 21 % en doublant son nombre de voix et en devenant le premier parti dans presque toute l’ex RDA hormis Berlin. Elle a puisé dans l’électorat de la CDU/CSU, des libéraux, des sociaux-démocrates et chez les abstentionnistes. Si l’AFD a pu prospérer sur l’exigence de mesures fermes contre une immigration extrêmement importante, sur l’augmentation de l’insécurité et des attaques terroristes de basse intensité (meurtres au couteau revendiqués par des sympathisants de Daech), sur l’abandon de l’ex-RDA et la crise du modèle économique allemand, cela ne doit pas faire oublier les zones d’ombres du parti. En effet l’AFD a aspiré toute une partie des courants allemands néo-fascistes qui existent autour de partis comme le NPD et si une aile du parti est sur une ligne semblable à Reconquête !, leur aile radicale (der Flugel) est sur une vision clairement « volkisch » de l’Allemagne, définissant l’appartenance à la nation comme liée au sang (dans une vision qui rappelle la différence entre nationalisme français et allemand dont l’Alsace-Lorraine était une parfaite expression).
Un tournant de l’électorat vers la droite
BSW est une scission de Die Linke qui conjugue discours très à gauche économiquement, hostilité marquée au soutien à l’Ukraine, discours hostile à la gauche woke et discours de très nette régulation de l’immigration (comparable à celui que porte le RN en France). Le parti obtient presque 5 % des voix et si ce score est un échec, le parti reculant par rapport aux européennes et ne pouvant rentrer au Bundestag, il confirme qu’il est un parti assez important dans l’ex-RDA et qu’il a une base électorale composée d’une partie de l’électorat votant anciennement Die Linke ou SPD.
Die Linke progresse également en revenant à des niveaux assez élevés à 9 %. Le parti de gauche radicale semblait voué à la disparition, affaibli par la scission de BSW et par le départ de son électorat d’ex-RDA vers l’AFD (et BSW). Mais il a su se réinventer en se posant comme une force d’opposition radicale à l’AFD et comme le seul parti de gauche qui ne ferait pas partie d’une grande coalition. Il a aspiré un électorat jeune, féminin et métropolitain qui, avant, votait pour Die Grünen.
Pour conclure, que tirer de ce tour d’horizon ? Qu’avec un certain retard l’Allemagne fait aussi l’expérience d’une polarisation politique avec un tournant de l’électorat vers la droite, que la grande coalition est désormais un sine qua non pour avoir malgré tout un gouvernement et donc, en dehors de réponses contraintes de l’action politique à des stimuli trop forts pour être ignorés, ne peut avoir comme programme que de préserver un statu quo critiqué de toute part et, enfin, qu’un espace existe, même s’il est limité, pour un positionnement de gauche critique de l’immigration et très affirmé sur le régalien.
Une forte présence de la gauche radicale kurde
Cependant, les effets du récent rapprochement américano-russe ont été spectaculaires. En effet, l’Allemagne a une forte polarisation concernant le soutien militaire à l’Ukraine et les chrétiens-démocrates, en pointe sur le sujet, ont supprimé le frein à l’endettement, totem de la vie politique allemande, pour financer un plan de réarmement massif. Cela a été voté par la CDU, le SPD et Die Grünen contre l’opposition de Die Linke et de l’AFD. Non seulement cela a des conséquences importantes pour les équilibres en Europe mais, en outre, cela va probablement amener une repolarisation de la vie politique allemande entre un centre pro-réarmement et trois oppositions (AFD, Die Linke, BSW) qui y sont défavorables pour des raisons diverses. En outre, les trois partis en question sont surreprésentés dans l’Est de l’Allemagne pour des raisons diverses allant de la très nette déchristianisation amenée par le régime communiste (qui est un héritage anthropologique marquant de l’ex-RDA) à une réunification s’étant traduite par une situation de marginalité économique au sein de l’Allemagne. À cela s’ajoutent des raisons socio-politiques : le fort poids des petits partis néo-nazis comme le NPD a fourni un terreau pour la croissance de l’AFD et Die Linke a commencé comme un parti centré sur l’ex-RDA dans ses cadres et son électorat. On peut se demander dans quelle mesure cette césure politique et géographique ne pourrait pas s’accentuer.
Pour un dernier point particulièrement intéressant, on note que les trois partis ayant le meilleur score chez l’électorat musulman sont Die Linke à 29 %, le SPD à 28 % et BSW à 16 % là où les scores de la CDU/ CSU, de l’AFD et de Die Grünen sont faibles. Cela a été souvent analysé à droite comme une preuve de plus des clivages ethnoreligieux. Sans les nier, j’interprète très différemment ce vote. Tout d’abord, il montre un vote assez important entre BSW et les 6 % de l’AFD sur une ligne de forte restriction de l’immigration (22 % contre 25 % en moyenne). Celui-ci se porte évidemment plus vers BSW car la définition de la nation de l’AFD exclut quasiment cet électorat (malgré quelques tentatives de séduire un électorat turc négationniste du génocide arménien de la part de cadres de Der Flugel). Mais aussi et surtout, il montre un vote presque majoritaire pour Die Linke et BSW qui, en dépit de leurs nettes divergences, ont en commun, sur la question de la Turquie, d’avoir une forte présence de cadres issus de la gauche radicale kurde, une position en pointe sur la lutte contre l’islamo-nationalisme d’Erdogan ou la reconnaissance du génocide arménien. Il y a là la possibilité, qui serait très positive, d’un éloignement de la diaspora turque (prédominante chez les musulmans allemands) par rapport au discours hégémonique en Turquie, même si cet éloignement est porteur de conflits internes et externes.
Illustration : Olaf, ravagé par les résultats, ne savait pas encore que le virage budgétaire de Merz allait lui permettre de réclamer de l’argent pour toutes ses œuvres sociales, dont les immigrants.