(Signes de piste pour une critique positive en Syrie, II) Le nouvel état syrien est assez fragile pour qu’on puisse le contraindre, surtout ceux qui le financent, à ne pas devenir une plaque tournante du djihadisme mondial. Il faut intégrer la Syrie dans les relations internationales mais il faut marchander notre soutien plutôt que de saluer aveuglément une « transition démocratique ».
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Turkish President Recep Tayyip Erdogan holds a joint press conference with Syria interim President Ahmed al-Sharaa in Ankara on Febuary 4, 2025. Ahmed al-Sharaa and Turkish President Recep Tayyip Erdogan are expected to discuss a joint defense pact in Ankara on Tuesday, including the establishment of Turkish airbases in central Syria and training for Syria's new army, four sources familiar with the matter told Reuters. This marks the first public indication of a potential long-term military cooperation between Türkiye and Syria's new government following the ousting of Bashar al-Assad in December 2024.
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Une fois le cadre posé, quelle action entreprendre ? Identifions d’abord les objectifs. Il s’agit de faire en sorte que la Syrie redevienne un espace de vie et non de simple survie pour ses habitants, qu’elle ne se transforme pas en régime islamiste djihadiste radical, qu’il n’y ait pas d’épuration ethnique des minorités religieuses (et assumons de porter un intérêt spécifique au sort des chrétiens) et que la Syrie ne se transforme pas en plaque tournante du djihadisme mondial, menaçant notamment la France.
Depuis un mois, les signes d’une pression islamiste s’accentuent (pression sur les femmes chrétiennes et alaouites pour le port du voile) et il semble que la situation dégénère dans les zones alaouites (massacre d’alaouites, groupes armés recréés par des officiers d’Assad recrutant du fait des massacres) ; mais d’autres signes sont plus encourageants : le nouveau pouvoir continue à montrer des signes d’ouverture, liés à sa fragilité (il a nommé un comité de sept personnes chargées de préparer une conférence nationale incluant deux femmes dont une chrétienne), les forces kurdes ocalanistes continuent à résister face aux supplétifs de la Turquie et il n’y a pas eu de massacres de masse ; enfin, les tensions en Turquie liées aux réfugiés syriens peuvent inciter la Turquie à modérer ses ambitions. Le nouveau pouvoir d’HTS est donc dans une situation de relative faiblesse qui donne des moyens d’agir sur lui. Il cherche à être reconnu internationalement et surtout à faire lever les sanctions occidentales pesant sur l’économie syrienne.
Un état forcément tolérant
La question que nous devons nous poser est : que voulons-nous d’HTS ? Soyons honnêtes, vu l’histoire d’HTS et sa filiation idéologique, il y a peu de chances que le mouvement ait subitement trouvé son chemin de Damas. Nous ne le voyons pas garantir une égalité religieuse en Syrie et ne pas instaurer une gouvernance de type islamiste. Cependant, et insistons sur ce point, il est possible aussi bien du fait de sa fragilité que de ses évolutions internes qu’il évolue vers un type d’islamisme acceptable par rapport aux objectifs esquissés au début de cet article. Cela signifierait un régime musulman sunnite avec une légitimité religieuse, extrêmement conservateur, garantissant une tolérance religieuse, n’étant pas dans une logique fondamentaliste et ne tentant pas de créer de logique de mobilisation internationale hormis le jeu classique des États. Si on veut des comparaisons, on peut penser à l’Empire ottoman (moins les épurations ethniques des minorités religieuses et l’esclavage légalisé pour celles-ci) ou à l’Iran avec plus de marge de manœuvre pour des oppositions sociales et politiques. Car, et c’est le deuxième point, un tel régime du fait de sa fragilité et de la situation de la Syrie devrait également tolérer des « dissidences » ou des marges d’autonomie sociales et politiques, notamment dans les nombreux espaces périphériques où, localement, le projet de HTS est fortement rejeté.
Comment faire pour que ce scénario puisse se réaliser ? La première question n’est pas celle de la reconnaissance de facto mais de la plus forte intégration dans les relations internationales. Elle est déjà partiellement tranchée par la France puisque le ministre des Affaires étrangères a invité le nouveau gouvernement syrien à la Conférence de Paris sur la Syrie. Cela n’est pas forcément négatif pour stabiliser la Syrie, empêcher des attaques contre la France et faire pression sur le régime pour qu’il évolue dans un sens positif. Cependant, cela doit aller avec une évolution idéologique affirmée du régime ou être défendu en termes de stricte realpolitik. Sans cela, ce serait juste légitimer le djihadisme en tant que vainqueur, ce qui, en dynamisant les mouvements djihadistes plus radicaux, aurait un effet catastrophique sur la lutte contre la radicalisation djihadiste en France même.
Les sanctions économiques pesant sur la Syrie, dont la levée est nécessaire pour éviter l’effondrement du pays, doivent être absolument subordonnées à une évolution très positive du régime (reconnaissance de liberté religieuse et sociale, prise en compte réelle de la diversité ethnique et religieuse syrienne dans la composition du gouvernement et la direction de l’administration, rupture extrêmement claire avec la logique djihadiste mondiale ou toute théopolitique radicale). De la même manière, il faudra marchander le soutien diplomatique pour le retrait des forces israéliennes de la zone tampon qu’elles occupent.
Enfin, et surtout, la France doit renforcer ses liens avec toute la potentielle opposition au nouveau régime pour le faire évoluer. On peut citer à ce niveau aussi bien les forces kurdes (que nous devons également soutenir contre l’expansionnisme turc) que les mouvements druzes de l’opposition démocratique qui, grâce à la chute d’Assad, peut revenir d’exil. Dans l’hypothèse positive où HTS se déradicalise vraiment, cela garantira une représentation à la Syrie non musulmane sunnite conservatrice et jouera le rôle d’aiguillon empêchant HTS de revenir à un projet djihadiste d’épuration ethnique religieuse. Dans l’optique plus sombre où la Syrie se désintègre, ou alors qu’HTS applique un projet islamiste radical, cela peut permettre de faire exister un espace géographique et politique en Syrie échappant à ce projet. Il s’agit d’un aiguillon ou d’une chaloupe de sauvetage et les deux ne sont pas incompatibles. Enfin, cela peut permettre de limiter l’influence de la Turquie qui se révèle de plus en plus une menace régionale.
L’histoire n’est pas écrite
Évoquons maintenant ce qui reste du régime assadiste. Concernant les cadres responsables des atrocités de celui-ci, souhaitons-leur de trouver la rédemption dans ce monde ou dans l’autre. Cependant, le régime assadiste représentait aussi, notamment du côté des alaouites, une force sociale et politique dont la cohésion tenait au moins partiellement à une peur panique (justifiée par l’histoire de persécution des alaouites et les discours, ainsi que les actions des groupes islamistes comme HTS, tendant au massacre généralisé). À ce niveau-là tout devrait être fait pour que l’alternative politique à HTS dont nous avons parlé puisse inclure les alaouites et leur proposer une voie de salut.
Maintenant que ce tour de situation est terminé, ne mentons pas en prétendant que l’avenir de la Syrie s’annonce radieux : une épuration ethnique des chrétiens, une quasi-disparition de la présence chrétienne en Syrie semblable à ce qui s’est passé en Irak, l’instauration d’un régime djihadiste radical sont toujours à craindre, de même la poussée d’un projet néo-ottoman turc négationniste et impérialiste qui ne s’arrêtera pas à la Syrie et menace aussi l’existence de l’Arménie, la Grèce, Chypre et les Balkans, avec un Proche-Orient divisé entre des projets impériaux turcs, israélien et iraniens (même si celui-ci a du plomb dans l’aile) dont aucun n’est rassurant pour les populations. Comme disait le roman Limbo, « la prognose n’est pas fameuse ». Mais comme en politique le désespoir est une sottise absolue non seulement parce que l’histoire n’est jamais écrite mais aussi car parce qu’il entraîne forcément la défaite. La chute d’Assad a dégelé une situation (gelée de manière atroce pour de très nombreuses personnes). Désormais il ne tient qu’à l’action politique de faire en sorte que le nouveau monde qui naisse ne soit pas celui du triomphe des monstres, pour paraphraser Gramsci.
Illustration : La Turquie peut faire confiance au nouveau chef syrien pour la laisser continuer son combat génocidaire contre les Kurdes.